
Bab El Ward s’ouvre en musique sur un plan désertique : le son de l’Oud traditionnel s’égrène sur un no man’s land auquel un pauvre panneau a donné le beau nom marocain de Bab El Ward qui s’avèrera bulle improbable quelque part dans la grande périphérie d’Israël. Nous sommes dans un cimetière et -Qui n’a pas connu cela- nous voilà, avec Albert et Janette, cherchant sous un soleil de plomb … une tombe : Shitrit. Marciano. Ohana. Carré D. Ça se chamaille beaucoup chez les Vaknin : Ils auraient mieux fait de rester au Maroc, sort Albert à celle qui est son épouse et qui le laisse chanter. Qu’est-ce qu’ils ont eu de cette terre sainte ? Un trou pour une tombe. Les emmerdements ! Tu appelles ça une vie ? Tout ça dans un judéo-marocain qui nous parle à tous, dialecte propre à ces familles Vaknin qui peuplent le pays.
Ça râle fort et ça s’aime au sein de cette famille nombreuse juive d’origine marocaine. On ne compte plus le nombre d’enfants. Meir. 45 ans. Bosse aux Pompes funèbres. Le pauvre Shimon qui travaille comme un chien. La pauvre Flori qui fait des ménages. Raymonde, à qui la guerre a pris un mari. Ce grand-père immobile qui joue de son oud. Y a Marlène aussi. Qu’on verra étudier imperturbablement. Y a Samy, le jeune fils projectionniste au ciné du coin, Samy qui ne cesse de filmer, Tout et toujours. Le film dans le film. Et puis Jojo, au chômage comme son père depuis que l’usine a été déplacée en Jordanie.
Et les fêtes qui approchent. Le quotidien. Et l’extrême précarité : C’était mieux là-bas… C’était le bon temps Maudit soit le bateau qui nous a emmenés à Haïfa Ici on a que de la tristesse.
Une construction inédite en 5 actes participe à la tension dramatique d’un Cavalleria rusticana et qui n’étonnera pas celui qui sait que Haïm Bouzaglo fut scénariste avant de passer à la réalisation.
Dramatique, certes, mais sous le mode comédie. Avec ce petit quelque chose qui va nous emporter et faire de chacun de nous un membre de la famille Vaknin : instants drôles. Cocasses. Colorés. Folkloriques. Nostalgiques. Et cette émotion à fleur de peau, alors que le téléviseur est toujours branché sur la chaine marocaine, que la harira fleure bon ce là-bas et que l’arabe judéo-marocain accompagné de l’oud nous devient langue commune.
Haïm Bouzaglo ? S’il a témoigné, dans Revivre sur son histoire, une série pour Arte, de l’arrivée en « Palestine » de son père en 1946, Lui n’est jamais allé au Maroc : après son service militaire, il vivra pas moins de 11 ans en France, salarié de l’Ambassade d’Israël à Paris le jour, écrivant déjà des scenarios la nuit.
On les comprend mieux, dès lors, cette nostalgie, ce fado, ce spleen d’un Maroc natal peut-être fantasmé, parce qu’ils y furent simplement heureux, considérés comme des citoyens à part entière. On la saisit mieux, et elle nous prend aux tripes, la mélancolie à nulle autre pareil de ce franco-judéo-marocain, cet attachement viscéral à des cultures et coutumes dénigrées avec véhémence en Israël alors qu’elles leur sont consubstantielles. Ce sont d’ailleurs des vers en marocain du poète israélien Sami Shalom Chetrit que Raymonde Vaknin récite dans Bal El Ward, et on ne s’étonnera pas que Sami, né, lui, au Maroc, et connu pour son militantisme, ait collaboré au scénario, ni qu’un Arik Mishali ait sollicité l’expertise d’Asher Knafo pour la co-écriture des dialogues, collaboration intense pour aboutir à un scenario maitrisé et écrit phonétiquement en arabe ou hébreu afin d’être accessible aux acteurs.
L’occasion de souligner, à propos des acteurs, des performances flirtant avec le challenge, même si au casting figurent nombre d’artistes marocains. Après un « chapeau bas » pour chacun des acteurs et un coup de coeur pour Axelle Azoulay, interprète de Marlène, on retiendra, dans le rôle principal, Arik Mishali, qui fit ses premiers pas avec Haïm Bouzaglo, mais aussi Annette Cohen, « formée » par le réalisateur : des choix connotant une fidélité et des accointances de vue qui ne sauraient être étrangères à la réussite finale : Bab El Ward est une œuvre engagée socialement et porteuse de message fort. Comme une réparation à l’endroit de ces familles systématiquement envoyées dans la grande périphérie où les inégalités perdurent. Le réalisateur, aussi fier de son identité israélienne que de ses origines marocaines, signe ici une chronique douce-amère d’un Israël jamais magnifié, Terre Promise et de complexités peuplée des « Valeureux » de Cohen dont la Céphalonie serait ce Bab El Ward et le nom devenu « Vaknin », grandioses à force d’amour.
Bal el Ward. L’Allée des Fleurs
Réalisé par Haïm Bouzaglo
Projections dans le cadre du 22ème Festival du Cinéma israélien au Majestic Passy le 24/03/2022 à 19h15 et le 25/03/ à 14h
Durée: 1 heure 48 minutes
Avec Albert Iluz, Annette Cohen, Arik Mishali, Haim Zanati, Axelle Azoulay, Hila Saada, Janet Sabag, Raymonde Amsallem, Sasha Demidov, Ze’ev Revach, Itay Bouzaglo
Les projections seront suivies d’un questions-réponses avec le Réalisateur Haim Bouzaglo et le Scénariste « et » acteur principal Arik Mishali.
Filmographie sélective de Haïm Bouzaglo
2021 Flower’s Gate
2011 Session
2010 Balle à blanc
2010 Srak Srak
2005 Distorsion
2005 Côte à Côte
2005 Janem, Janem
2003 Pigsha iveret
1996 La Cicatrice
Sarah Cattan