L’Accueillant Accueilli, de Richard Kenigsman : Récit d’une adoption

Richard Kenigsman

J’ai toujours aimé dessiner et peindre des histoires juives comme certains se plaisent à en raconter : avec humour et malice. Mon imagination subversive et moqueuse s’emparait sans scrupule d’une blague, d’une affiche, d’un récit biblique pour les détourner de leur droit chemin.

Tremper ma plume dans la source et l’encrier biblique, quel plaisir! Le style s’apparentait au Pop Art, un Pop Art juif, subversif, qui procédait par montage, collage ou détournement. J’accueillais souvent dans mes tableaux des personnages aux prises avec les rouleaux de la Loi : la Torah. Je brossais par exemple des Torah dansantes et bondissantes dans les bras des Rois, ou alors des Torah avalées par des prophètes comme des sabres magiques ou mieux encore des Torah fumées par de curieux religieux, intoxiqués par leurs espérances ou leurs certitudes. J’aime la loi et j’en fume, annonçait l’un de mes personnages.

Je prenais beaucoup de plaisir à ces petits jeux sans deviner qu’un jour, un de ces êtres recueilli sur mes toiles au détour d’une histoire, l’histoire  de Jonas, me prendrait à son tour dans ses propres filets.

Voici cette histoire, celle de l’accueillant accueilli.

C’est mon histoire, celle d’un coup de  filet pris à son propre piège, d’un pêcheur à la ligne engendrant sa propre lignée, d’un fil de récit transformé en fils. Voici comment Jonah mon fils passa de mes toiles dans  ma vie. Voici l’histoire de son adoption.

Croissez et multipliez, c’est le premier des Commandements de la Loi juive. Jusqu’alors je ne m’en étais guère soucié. Je me dérobais plutôt sous les robes et les jupes, sans progéniture, sans obligation de résultat hormis les plaisirs que procure ce genre d’expédition bien peu punitive. Sex or Lex, telle était la question. Je me jouais de la Loi, de son joug, de sa rigueur et de sa pesanteur.

Mais un jour, la Loi de la vie, sous les traits du petit prophète Jonas, se joua de moi. Elle distingua, sans nous l’annoncer, un enfant que Zita, ma femme, et moi, souhaitions adopter : il s’appelait Jonas, avait 12 mois et vivait à Kaunas en Lituanie.

Or cela faisait des années que je peignais l’autre Jonas, le légendaire Jonas et sa baleine. J’avais en quelque sorte adopté ce héros dans mon univers de peintre, ignorant tout du bébé lituanien.

La vie nous avait joué un tour à sa façon en nommant et désignant à Kaunas Jonas, le fils attendu, le fils espéré. Et moi, à Bruxelles, j’avais choisi Jonas comme modèle. Je l’avais représenté dans mes tableaux et mes dessins emmuré dans son silence, refusant d’entendre l’injonction divine. J’avais peint ses compagnons d’infortune et décrit ses démêlés avec son Dieu invisible et menaçant. J’avais peint Jonas hésitant entre Ninive et Tharsis, Jonas implorant le ciel au plus fort de la tempête, Jonas prenant sur lui les pêchés du monde, Jonas déprimé, Jonas tiré au sort, Jonas jeté dans la mer déchaînée et englouti dans le ventre du Grand Poisson, Jonas finalement rejeté à Ninive là où son Dieu avait exigé qu’il se rende. A Ninive, dans un prodigieux retournement, Un Grand Poisson libéra Jonas.

A Kaunas, en Lituanie un petit poisson spermatique avait scellé mon sort.

L’enfant s’appelait donc Jonas.

A Bruxelles, ce prénom pénétra mon être me retourna et me rejeta dans les flots de ma vie. Nous partîmes pour la Lituanie. Pour ce premier voyage, nous étions trois : Zita ma femme, le Docteur M. amie pédiatre qui nous accompagnait et moi, futur papa, tremblant de peur à l’idée de comparaître devant le Tribunal de Vilnius.

Un jugement, cinquante et un ans et deux mille kilomètres me séparaient du bébé de 12 mois que nous allions adopter. Un ami me dit : Un spermatozoïde n’est pas un papa ! Mais, pensais-je, la Loi ferait-elle de moi un papa aussi incontestable qu’un papa biologique ? Que valaient les lois de la nature devant celles des hommes, un spermatozoïde devant un aspirant papa?

Nous survolâmes la grande forêt où des milliers de juifs furent assassinés par les nazis aidés des milices lituaniennes. Vue du ciel, là où ils furent traînés et massacrés, je ne voyais qu’une masse épaisse et triste, profonde comme le trou de ma mémoire. Soudain surgit Vilnius, aussi appelée avant la Shoah la Jérusalem du nord. Mon cœur se mit à battre très fort. L’Histoire frappait sourdement à la porte. Nous retournions vers nos racines. Zita était née à Bucarest, mes parents venaient de Varsovie et nous n’avions jamais songé nous rendre dans un pays de l’ex URSS. Mais nous avions cru à cette histoire d’enfants venus de l’Est lorsque notre avocate, juive orthodoxe, nous avait annoncé d’une voix tremblante – Dieu nous a pris nos enfants, Dieu nous les rend. Les enfants reviennent, les enfants reviennent! Nous avions entendu son cri qui s’élevait par-delà le temps des souffrances.

Alors nous avons confectionné nos dossiers, consulté les associations et franchi tous les obstacles en braves petits combattants de l’adoption.

Celui que nous allions accueillir et, nous l’espérions, nous accueillerait lui aussi, celui qui changerait de nom, de résidence, de nationalité s’appelait donc Jonas.

A Kaunas, en lever de rideau, la veille du jugement, nous allions rencontrer Jonas pour la première fois.

La première scène d’une adoption se déroule curieusement en miroir d’une naissance habituelle. Ainsi, en principe et en temps ordinaires, lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille s’agrandit.

Dans l’adoption se joue l’autre face de la même pièce. Lorsque les parents … paressent, l’enfant, lui,  est déjà là, né sous le signe de la vie qui donne, puis hélas abandonne son projet.Mais la vie retrouve parfois de nouveaux élans, de nouvelles raisons de vivre. Elle installe alors l’enfant au centre d’un petit monde, et, de proche en proche, d’orphelinats en centres nationaux et réseaux internationaux, la vie sourit à l’enfant et l’enfant sourit à la vie. Ensemble, la vie et l’enfant, l’enfant et sa vie courent aussi leurs chances d’accueillir et d’adopter une nouvelle famille.

Le centre, ici l’orphelinat, existe mais pas le cercle, pas encore. C’est ce centre à peine inscrit qu’il va falloir fortifier pour dessiner les contours d’un futur cercle familial avec le concours des autres, de tous les autres, y compris de ses futurs parents adoptifs.

Chacun prendra son temps, chacun voudra contrôler cette histoire qui ne pourra pas s’écrire trop rapidement car toute la société devra concourir à sa réussite. Si l’adoption est aussi un don de la société, alors il est normal que les futurs parents lui paient un tribut afin d’être quitte d’elle et de jouir d’une histoire jouable. La jouissance finale viendra justement de la somme des petites jouissances de ceux qui ont pris part au jeu. Si l’un des acteurs en est privé, il se paiera sur l’ensemble. C’est alors la mise en pièce de toute la pièce.

Voici le premier personnage qui le premier a repéré l’enfant.

Voici le second qui vérifie sa santé et lui donne peut-être ses premières caresses, ses premières marques d’affection et de tendresse.

Voici l’avocate qui avertit les futurs parents réjouis ou cloués sur place par la nouvelle. Cela pourrait-il déjà se dénouer ? Il suffirait d’un pas et l’enfant passe du centre vers le couple.

Non, trop simple, ce ne serait qu’un tour de passe-passe, sans profit pour le monde qui en demande sa part. Et c’est tant mieux.

Il faudra que les fonctionnaires fassent fonctionner le système et que le Tribunal juge. Chacun prendra part au festin du petit prophète car c’est lui qui réjouira son monde. Chacun paie, sauf l’enfant qui a déjà payé.

Si la pièce est jouable, les parents l’adopteront.

Voici donc comment Jonas est devenu Jonah. Jonas (en grec), Jonah (en hébreu), Jounes (en arabe) est en grec du genre masculin. Il s‘écrit avec un « s » final Jonas. Mais, à l’origine Jonah est un nom hébreu : la colombe, qui se termine par un « h ». Jonah est alors du genre féminin. De plus Jonah peut désigner à la fois un prénom féminin et un prénom masculin. Jonas/ Jonah notre héros biblique, celui qui m’avait inspiré, est bien un homme dont les aventures ont été reprises par d’autres cultures. Son histoire est racontée dans Le Livre des Prophètes et lue à la synagogue le jour de Yom Kippour, le jour du Grand Pardon. On peut comprendre pourquoi ces ambivalences avaient troublé le monde grec qui, recueillant le poème biblique, opta sans équivoque pour Jonas, prénom bien masculin. La portée de ce texte est pourtant universelle même si au départ, l’histoire de Jonah est une histoire juive. Le récit nous parle d’un appel, du trouble qu’il provoque, du refus de l’entendre et de l’accueillir, de l’ambivalence, des hésitations et des retournements qu’il entraîne. A la fin de l’histoire, Dieu intervient, moralise un peu et discute avec Jonah de compréhension, de repentance et de pardon. C’est un texte important dans la liturgie et la morale juive, je ne l’ignorais pas.

C’est aussi l’histoire de nos démêlés avec nos propres appels intérieurs. Moi qui n’avais pas entendu les appels de paternité, je ne me sentais guère concerné par la techouva, la repentance, trop morale à mes yeux.

Mais j’avais pourtant été frappé par le bouleversement qu’une parole, même en forme de tableau, avait pu produire dans ma propre existence. Comment aurais-je pu deviner que cette histoire qui m’avait tout de même troublé au point de l’illustrer dans mon travail m’avait retourné, pareillement à ce fameux refoulé qui fait retour là où on ne l’attend pas?

Le tribunal de Vilnius nous permettant de choisir un nouveau prénom pour Jonas, nous décidâmes que Jonas retournerait à Jonah. En cas d’adoption, Jonah, petit émigré, quitterait sa terre natale en laissant Jonas derrière lui.

Moi l’émigré de seconde génération nourri d’identités multiples de rien, de vide de signes colorés.

Toi l’Etre, toi la lettre « h » aux senteurs miraculeuses aux paisibles engendrements à la postérité abondante je te pose la question : pourquoi jeter sur la route un nouvel émigré ? Toi qui sèmes à tout vent souffle-moi la réponse. Avais-je reconnu dans le flot engloutissant Jonas, les vagues d’immigration, celles de mes parents et de mes grands-parents que mon pays d’accueil, la Belgique, avait connues et connaît encore aujourd’hui ? Avais-je crains que mon petit ne devienne, comme tant d’autres émigrés, étranger à lui-même ? Etais-je inquiet sur son sort et le mien avant ces changements d’identité demandés à la justice ? Jonas S. allait devenir Jonah Kenigsman pour le reste de ses jours, des nôtres et pour les générations engendrées ou adoptées qui suivraient.

Le futur petit Jonah allait-il sortir sans dommage de ces métamorphoses ? Ce furent d’autres histoires bibliques qui apaisèrent mes craintes.

La vieille Bible est remplie de ces modifications de nom et de ces personnages aux identités multiples. Après son combat avec Dieu, Jacob change de nom et s’appelle Israël. Même le premier des patriarches se nommait Abram avant d’acquérir un « h », inclus désormais dans son nom Abraham. C’étaient de grandes figures reconnues par l’Etre, accueillant avec ou sans grâce, avec ou sans ferveur, parfois même avec humour leur nouveau nom ou le nom de leur progéniture en même temps que leur futur destin. C’étaient des êtres qui capturèrent des lettres littéralement divines et les transformèrent en bonnes actions, en bonnes paroles, en bénédictions. C’étaient des personnages assez généreux pour accepter les dons de la vie, des êtres assez prodigues pour se donner à eux-mêmes et s’abandonner en même temps à leur nouvelle fortune. Ils étaient assez allumés  pour s’enflammer, assez accueillants envers les autres pour s’accueillir eux-mêmes.

Avant le jugement, je priai en pensant à ces héros mythiques. Je priai à ma façon bien sûr, mais comme tout le monde, lorsque l’on attend les résultats d’un examen médical ou d’un concours. Je priai pour que Jonah fusse adopté et que son nouveau nom et prénom lui portassent chance. Comme dans le récit biblique, je jetai les sorts, pour que la substitution d’une lettre par une autre insufflât dans sa nouvelle identité un appel d’être au parfum d’amour et d’hospitalité. Je sollicitai les dieux de la peinture pour que les racines de son nom d’origine pussent se tourner vers le ciel et puiser dans ce deuxième souffle une nouvelle vitalité. J’appelai enfin l’Etre pour que l’accueilli soit accueillant envers sa nouvelle famille.

Ces appels furent entendus. Jonah fut adopté le 21 juillet 1996, le jour de la fête nationale belge. Jonah est aujourd’hui un petit garçon de 11 ans plein d’invention et qui, curieusement aime jouer avec les mots et les images. Moi, je ne peins plus d’histoires juives mais des histoires universelles. Vaste programme!

Illustrations: Richard Kenigsman (aquarelles 1995) 

www.kenigsman.com

richardkenigsman@gmail.com

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