Tribune Juive

Emna Belhaj Yahia. Un Peuple qui n’en pouvait plus de suffoquer

Emna Belhaj Yahia

Mon pays, lieu de vie et de fragilités. En ce moment, il est secoué et il attire l’attention du monde. Lorsqu’on est sur la corde raide, on souhaite qu’il y ait le plus de lumière possible, pour ne pas trébucher.

Je me pose donc des questions et j’essaie de comprendre. La veille de l’opération menée par le chef de l’État tunisien, le 25 juillet au soir, dans quelle situation se trouvait le pays, dans quel contexte étions-nous en train d’évoluer, et que pouvions-nous entrevoir de notre futur immédiat ? Nous étions au milieu d’un long processus de dégradation qui, avec la débâcle socio-économique et sanitaire, annonçait un désastre proche dont nul ne savait le visage qu’il prendrait.

De déboire en blocage, en échec recommencé, nous tournions en rond jusqu’au vertige, les aiguilles de la montre tournaient aussi, et le temps jouait contre nos intérêts vitaux que des dirigeants politiques sans crédibilité ne semblaient pas pressés de défendre.

Enlisés dans la crise, tout le monde cherchait l’issue, imaginait les scénario, personne ne trouvait. De la cacophonie, oui, mais de vision claire, point ! Asphyxiés, nous refusions de mourir, et ne voyions pas comment faire pour survivre.

Soudain, Kaïs Saied ouvre une porte sur l’inconnu. L’inconnu et la dose d’air qui pourrait, éventuellement, s’y trouver. Seule cette éventualité-là explique la joie qui a suivi, celle d’un peuple qui n’en pouvait plus de suffoquer. Joie exprimant l’instinct de vie d’un corps social meurtri, victime de politiciens et de parlementaires dont la médiocrité n’a d’égal que l’arrogance et qui se sont installés dans un système clos où rien ne peut les ébranler.

Porte sur l’Inconnu au sens fort, ouverte par un homme qui aime à s’entourer de mystère. Autant de chances offertes que de pièges et de gouffres. Incertitudes, attente qui dure encore.

Toutefois, à mes yeux, aujourd’hui, une certitude : nous avons acquis, nous Tunisiens qui venons de traverser la décennie post-révolution, une petite expérience politique, heurtée et chaotique certes, mais expérience quand même. Acquis, entre autres, le droit de nous interroger, de choisir.

Et là, je pense à ces grands choix civilisationnels vers lesquels on a pris l’habitude de s’orienter sous l’effet des rapports de force internationaux, et de l’évolution même de nos sociétés. Je fais référence ici à l’islam politique ou islamisme, et à la place qu’il devrait prendre dans la construction de la démocratie. C’est précisément à ce sujet que la décennie écoulée nous a ouvert les yeux sur ce que ce courant porte en lui, sur la tutelle qu’il peut exercer sur une société pour la faire marcher à contresens, la figer dans des schémas dits identitaires justifiant l’immixtion dans la conscience, la soumettre à un diktat drapé de religiosité et de fidélité au passé ancestral.

Né en Égypte il y a un siècle, arrivé en Tunisie il y a cinquante ans, il a profité de toutes les faiblesses, des dysfonctionnements, injustices et frustrations pour s’attirer une partie grandissante de la population ; il s’est appuyé sur un socle idéologique dont il a fait son fonds de commerce, où il mêle politique et religion au point de les confondre en les pervertissant, et en assurant sa mainmise sur les deux, dans un grand schéma de servitude.

Depuis son passage aux affaires, chez nous, il a aussi montré qu’il pouvait être vorace et assoiffé d’argent.

Il n’est cependant nullement dit que l’opération menée par Kaïs Saied le 25 juillet signe la fin de ce courant. Il faut beaucoup plus que cela pour que cet intégrisme soit vaincu. Il faut un éveil général qui atteigne les cœurs et les esprits, la naissance d’une raison collective qui définisse autrement le rapport de l’homme à lui-même, à Dieu, à la Cité, au droit et au devoir.

En attendant, une chose est sûre, à mon avis : la liesse populaire de la nuit du 25 juillet signifie un profond ras-le-bol à l’égard d’un islam politique qui a gouverné pendant dix ans. C’est peut-être là un tournant. Et aussi une invite à ceux, nombreux, qui considèrent que sa participation au pouvoir reste un passage obligé pour la construction de la démocratie, à réexaminer leurs positions, à se poser plus de questions sur la nature de ce courant.

Aujourd’hui, le grand désenchantement par rapport aux promesses de la révolution est là, et les innombrables difficultés de la Tunisie demeurent. Il n’est pas évident qu’une nouvelle ère s’ouvre qui va les surmonter. Le monde nous regarde et nous juge. Nous ignorons quand cesseront nos peines, quand et comment nous sortirons de l’ornière, mais nous sommes face à nous-mêmes et nous subissons un test : saurons-nous éviter la violence et l’exclusion, inventer un chemin de paix, trouver un vivre-ensemble où ceux qui gèrent les affaires soient choisis en fonction de l’honnêteté, de la compétence et non de l’allégeance à qui que ce soit ?

C’est là que le pari s’impose à moi, dans la fragilité de l’entendement qui est le mien dans de telles circonstances. Mais parier sur quoi ? Juste sur un sursaut et sur cette expérience acquise durant la tumultueuse décennie que nous venons de passer. Ils peuvent nous aider à prendre la mesure des choses, à rester unis et vigilants, à tirer des leçons et à choisir la voie la moins injuste, celle qui garantit une vie digne et libre.

© Emna Belhaj Yahia Tunis, le 9 août 2021

Emna Belhaj Yahia est Romancière, Membre de l’Académie tunisienne Beit al-Hikma et du Parlement des écrivaines francophones. Son dernier roman, En pays assoiffé, est sorti en juin 2021 aux éditions Des Femmes (Paris), et aux éditions Déméter (Tunis).

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/08/09/en-tunisie-la-joie-d-un-peuple-qui-n-en-pouvait-plus-de-suffoquer_6090982_3212.html

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