Il a fallu le cri du cœur et le mot « massacre » prononcé par l’actrice iranienne Golshifteh Farahani pour déchirer le silence. Jusqu’ici, entre les manifestations à Hong Kong et au Liban, celles d’Irak et d’Algérie, nos grèves contre la réforme des retraites, les morts iraniens s’étaient perdus.
Comme ces bergers chrétiens massacrés par leurs voisins musulmans au Nigéria dont les corps s’entassent dans des brouettes. Personne n’y aurait prêté attention sans Bernard-Henri Lévy, son récit et des photos glaçantes parues dans Paris-Match. Qui ont réussi à dessiller nos yeux.
À force de drames, nous ne savons plus où regarder. Tant de foules se soulèvent. La moindre manifestation s’enflamme comme une révolution. Chaotique lorsqu’il s’agit de contester une réforme et une démocratie, mais puissante lorsqu’il s’agit de défier une tyrannie.
Le plus brutal et le plus cynique des régimes
En l’occurrence, la jeunesse d’Iran, parmi la plus romantique et la plus cultivée au monde, affronte le plus brutal et le plus cynique des régimes.
Une théocratie qui pend à tour de bras les dissidents, les homosexuels ou les femmes qui résistent à leurs violeurs. C’est dire le courage de ces derniers. Eux qui savent le sort réservé aux manifestants du « mouvement vert » de 2009.
À l’époque, les jeunes et les moins jeunes descendaient dans la rue en criant : « A bas le dictateur ! »
Ils revendiquaient le droit à une élection libre et à la démocratie. Ils le chantaient sur les toits, à la nuit tombée, pour éviter la répression.
Le régime les a traqués jusqu’au dernier. Des milliers de jeunes rebelles ont été arrêtés, torturés, assassinés, sans procès ni témoins. L’Occident, l’Amérique en tête, ne les a pas soutenus. La révolution a échoué.
Les Américains ne commettront pas la même erreur
Les Américains ne commettront pas la même erreur. Ils soutiendront de toutes leurs forces le printemps arabe, islamistes et démocrates confondus. L’histoire du monde musulman s’écrit encore entre le risque de récupération islamiste, qui vient de marquer des points aux dernières élections en Tunisie, et le risque de restauration autoritaire comme en Égypte.
L’état d’esprit, lui, n’est plus le même. La fatalité ne règne plus. Les jeunes générations ne sont plus isolées, ni défaitistes comme leurs aînées. Elles savent qu’une fois en réseau leurs colères peuvent à tout moment écrire l’histoire. Cela change tout.
Deux pays ont échappé à cet espoir. L’Iran et l’Algérie
Deux pays ont échappé à cet espoir. L’Iran et l’Algérie.
Le premier parce que la répression était trop forte. Le second parce que le pays, encore traumatisé par ses 200 000 morts, craignait de voir les islamistes profiter du chaos. Ce risque ne fait plus peur aux Algériens. Leurs manifestations sont massives et pacifiques, ils réclament sans se lasser une démocratie digne d’eux, et non cette élection fantoche qu’ils ont appelé à boycotter.
L’élan démocratique de ce siècle est profond. Il ne s’arrêtera pas avant d’avoir tout renversé. Ni en Algérie ni en Iran.
La jeunesse iranienne n’a plus rien à perdre. Elle s’est réfugiée un temps dans la culture, l’art et les plaisirs artificiels. À s’en donner le tournis.
L’essence et la vie sont si chères désormais que la fuite n’est plus possible. Romani, qui se présente comme un réformateur, envoie les pasdarans massacrer les manifestants comme tous ses prédécesseurs. À balles réelles, et sans regrets.
Les manifestants tombent comme des mouches. Au moins 400 selon Amnesty international, sans doute bien plus.
La flambée du prix de l’essence peut être attribuée à l’état déplorable de l’économie asphyxiée par les sanctions américaines. Mais, les morts, on les doit au régime et à ses pasdarans.
Pas d’enquête pour bavure, ni de commission sur l’usage des lanceurs de balles de défense en Iran.
L’État facture le renvoi des corps aux familles, et même les munitions qui les ont troués
L’État facture le renvoi des corps aux familles, et même les munitions qui les ont troués.
Il les oblige à enterrer discrètement leurs proches, sans parler à la presse. C’est la différence entre une démocratie et une tyrannie. Entre une grève contre une réforme et une révolte contre l’ignominie.
Ceux qui manifestent en Iran ne prennent pas le risque de mourir pour maintenir un régime spécial. Ni même pour avoir un avenir. Mais parce que leurs vies valent moins cher que les balles qui les tuent. La moindre des choses est de les regarder tomber, et de soutenir leur courage.
Source: Marianne du 13 décembre 2019. N°1187.
Caroline Fourest est une journaliste, essayiste et réalisatrice française.