France 2018 : avec Albert Camus, Résister à la censure, par Sarah Cattan

Le Monde Afrique du 18 mars 2012 porta à la connaissance du grand public un texte fondateur écrit par Albert Camus. Ce texte, Manifeste censuré[1] destiné à paraître le 25 novembre 1939 dans Le Soir républicain, fut authentifié.

Il reste d’une triste actualité, rappelant, au lendemain du procès de Georges Bensoussan, que toutes les contraintes du monde ne feraient pas qu’un esprit un peu propre acceptât d’être malhonnête, et concluant que Résister, c’était d’abord ne pas consentir au mensonge et que la vertu de l’homme était de se maintenir en face de tout ce qui tentait de la nier. 

Rappelons que ce fut d’abord à ses lecteurs algériens que Camus voulut expliquer les devoirs de clairvoyance et de prudence qui incombaient au journaliste. Il voulut le faire au travers de cet article où, évoquant la liberté de la presse et les obstacles qui étaient apportés à la liberté de pensée, il annonça d’emblée que Lui dirait et redirait, et à satiété, tout ce qu’il lui serait possible de dire.

Dénonçant en la nommant la censure, il s’éleva contre le fait que la reproduction des textes publiés en France et visés par les censeurs métropolitains puisse être interdite au Soir républicain, journal publié à Alger et dont Albert Camus était alors rédacteur en chef : Le fait qu’à cet égard un journal dépend de l’humeur ou de la compétence d’un homme démontre mieux qu’autre chose le degré d’inconscience où nous sommes parvenus.

Un homme. Un Vincent Bolloré pour certains ou une bande sans honneur pour d’autres.

Dénonçant un état de fait qui ne pouvait plus être évité, Camus, en    , expliqua que la question en France n’était plus de savoir comment préserver les libertés de la presse, mais était de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste pouvait rester libre : Le problème n’intéressait plus la collectivité. Il concernait l’individu.

Camus chercha donc à définir les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté pouvait être, non seulement préservée, mais encore manifestée. Ces moyens, selon lui, étaient au nombre de quatre : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination.

La lucidité 

La lucidité, expliqua-t-il, supposait la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité. Un journaliste libre, en 1939, ne désespère pas et lutte pour ce qu’il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.

Le refus 

Camus redit pourquoi, face à la marée montante de la bêtise, il était nécessaire également d’opposer quelques refus. Il est facile, affirma-t-il, de s’assurer de l’authenticité d’une nouvelle. C’est à cela qu’un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s’il ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l’on sait la maintenir. Car elle prépare l’avènement de la vraie liberté.

En conséquence, un journal indépendant donne l’origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l’uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge. 

L’ironie 

Camus essaya de poser en principe qu’un esprit qui avait le goût et les moyens d’imposer la contrainte était imperméable à l’ironie. Il s’en référa à Hitler, qu’il n’imaginait pas utiliser l’ironie socratique.

Il en conclut que l’ironie demeurait une arme sans précédent contre les trop puissants. Ajouta qu’elle complétait le refus en ce sens qu’elle permettait, non plus de rejeter ce qui était faux, mais de dire souvent ce qui était vrai. Ainsi, puisqu’un journaliste libre, en 1939, ne pouvait se faire trop d’illusions sur l’intelligence de ceux qui l’opprimaient et ne pouvait qu’être pessimiste en ce qui regardait l’homme, et une vérité énoncée sur un ton dogmatique étant censurée neuf fois sur dix, Camus en vint à nous expliquer que la même vérité dite plaisamment ne l’était que cinq fois sur dix : il cita à titre d’exemple Le Canard enchaîné qui déjà pouvait publier régulièrement les articles que l’on sait. Un journaliste libre, en 1939, est donc nécessairement ironique, encore que ce soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu’elles ont peu d’amants.

L’obstination 

Eh oui : à tout cela il fallait ajouter une sérieuse dose d’obstination. Camus expliqua que si les menaces, les suspensions, les poursuites obtenaient généralement en France l’effet contraire à celui qu’on se proposait, il fallait convenir qu’il était des obstacles décourageants : et là, il lista entre autres la constance dans la sottise et  la veulerie organisée, auxquelles j’ajouterais les indignes pressions, faites de coups de fil frisant le harcèlement et de pressions lourdement subtiles ( oui oui Lecteur il existe une lourde subtilité, faite de menaces pesant leur poids de plomb ).

Là étant, selon l’auteur, le grand obstacle dont il fallait triompher, l’obstination se faisait ici vertu cardinale : par un paradoxe curieux mais évident, elle se mettait alors au service de l’objectivité et de la tolérance.

Après avoir énoncé cet ensemble de règles pour préserver la liberté jusqu’au sein de la servitude,   conseilla de tous s’y coller : Si seulement chaque Français, écrivit-il, voulait bien maintenir dans sa sphère tout ce qu’il croit vrai et juste, s’il voulait aider pour sa faible part au maintien de la liberté, résister à l’abandon et faire connaître sa volonté, alors et alors seulement cette guerre serait gagnée, au sens profond du mot.

Enonçant dans ce Manifeste les quatre commandements du journaliste libre, Camus, s’il dénonçait déjà la désinformation qui gangrenait déjà la France en 1939, allait plus loin : ne livrait-il pas, outre une réflexion sur le journalisme, une exhortation à chacun de nous à se construire en homme libre. 

C’est dans Combat qu’en 1944 Camus poursuivit sa charte de l’information, garante de la démocratie pour peu qu’elle soit libérée de l’argent : il y ajouta qu’informer bien primait sur informer vite, qu’il était indispensable d’instaurer un journalisme critique et surtout de refuser que la politique l’emportât sur la morale ni que celle-ci tombât dans le moralisme.

Hélas, en 1951, sa déception perça dans un entretien donné à Caliban, la revue de Jean Daniel, lorsqu’il conclut en guise de sentence qu’une société qui supportait d’être distraite par une presse déshonorée et par un millier d’amuseurs cyniques courait à l’esclavage malgré les protestations de ceux-là mêmes qui contribuaient à sa dégradation. 

Dans les heures où vous étreint le découragement, relisez les quelques mots de celui qui fut une des voix nobles de la profession de journaliste. Résistez à ceux qui vous vendent de la daube. Exigez une déontologie de chaque instant. 

Sarah Cattan

De Jacqueline Lévy-Valensi à André Abbou en passant par Jean-Yves Guérin et Agnès Spiquel[1], tous  ces spécialistes de l’œuvre camusienne attestent des articles manquants d’Alger républicain et du Soir républicain dans les rapports de censure, articles entiers qui n’avaient pas eu l’heur de plaire aux autorités coloniales et donc censurés avec l’aide des officiers chargés d’examiner les morasses des pages des journaux.

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2 Comments

  1. Merci Madame !
    Les larmes aux bord du cœur, et la rage plus encore… Nous ne sommes plus, ou pas encore ! en 1939, et la censure qui pèse sur les petits marquis du PAF et autres plumiphores est seulement leur crainte “de ne plus en être”, celle du silence réprobateur dans les coquetèles ; et leur servilité empressée…
    Parce qu’aujourd’hui, incommensurablement plus qu’en 39, c’est une certaine paix, un certain confort, une certaine sécurité qui est notre contexte, NE PAS appliquer les préceptes de Camus n’est même plus une faute, même plus un péché, mais le plus abject degré de l’abscence de vergogne.

  2. 79 ans plus tard, où en sommes-nous ? Puissent nos media -et non les moindres- faire non pas leur auto-critique (ils en sont bien incapables), mais tout au moins leur examen de conscience.

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