Un article du New-York Times – Par Alexander Aciman – Traduit et adapté par Victor Kuperminc

J’ai passé ma vie entière à expliquer aux gens pourquoi je parle français, pourquoi j’ai grandi en parlant français avec mes parents et grands parents, pourquoi au moins la moitié de mes coups de téléphone provoquent la question : « Etes-vous français ? » . La réponse est : « quelque chose comme ça ! ».
L’histoire compliquée de ma famille, et la raison pour laquelle je parle français commence en 1860, lorsque Adolphe Crémieux*, un français qui fut Ministre de la Justice, fonda l’Alliance Israelite Universelle dont la mission est d’enseigner le français aux Juifs du Moyen Orient, et de faire connaître la culture française. L’Alliance ouvrit des écoles en Turquie, et dans les pays du Maghreb et eut presque 30000 juifs sous sa tutelle, vers 1900.
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La conséquence fut que nombre de juifs étrangers se sentirent Français, même si la plupart d’entre eux n’avait jamais mis les pieds en Europe. Pour ces juifs francophones, l’Alliance apportait un espoir comparable au rêve américain.
Je suis le résultat direct de cette aventure. Mon grand père est né à Constantinople, avant de partir pour la cosmopolite Alexandrie. Là où les juifs issus des écoles de l’Alliance se sentaient chez eux, parce que le français était la « lingua franca » Il rencontra ma grand mère – une juive syrienne-égyptienne, , qui, malgré sa surdité, avait également grandi dans le milieu francophone d’Alexandrie. Ma grand mère vécut quelques années en France, afin d’apprendre le langage des lèvres ; elle reçut même une médaille récompensant son succès. Mon père parlait français à la maison et dans la rue, et pensait qu’il n’était pas Egyptien, mais bien Français.
Mais, ce n’est pas seulement la langue que l’Alliance a donnée aux Juifs. Ils lisaient la littérature française, ils ont étudié l’histoire de France, comme si c’étaient leur culture et leur histoire. Quand il était enfant, mon père lisait « Ma première Histoire de France », un livre dont j’ai hérité. Je me sens chez moi quand je suis en France, quand je parle français, quand je rêve en français. Et je suis ému quand on chante la « Marseillaise » dans « Casablanca ».
Mais les choses ne sont pas idéales aujourd’hui, en France. Le pays lutte pour maintenir et protéger son importante population juive, la troisième dans le monde. Le chiffre a diminué notamment à cause de la vague d’antisémitisme qui a submergé le pays durant la dernière décennie. En 2015, – l’année de l’attaque contre Charlie Hebdo – 8000 juifs sont partis en Israël.
Mon grand père s’est installé à Paris dans les années 1960, mais s’est senti mal à l’aise dans le pays qui avait du mal à se remettre de la guerre, de ses rafles et des déportations. Cela lui brisa le cœur, il sentait bien que Paris était sa vraie patrie.
La France avait manqué à la parole donnée par l’Alliance. Sa finalité, c’était de sortir les Juifs de l’obscurantisme de leur milieu, et de leur fournir les outils qui les mèneraient vers une vie meilleure en Europe. C’était la promesse d’un pays qui tirait sa fierté d’être plus civilisé que ceux qui voulaient chasser leur population juive.
Les Juifs francophones se sont réjouis l’année dernière, lorsque le parti d’Emmanuel Macron – La république en marche -, a battu le menaçant Front National, le parti antisémite d’extrême droite. Mais, cette supposée nouvelle France n’a rien fait pour résoudre le problème juif. Chaque année en France, des vitrines juives sont vandalisées, et des supermarchés kasher incendiés.
Ce sentiment général d’insécurité n’a rien à voir avec celui d’il y a plus de cent ans, pendant l’Affaire Dreyfus, lorsqu’il devint évident que la vie juive en France était devenu insupportable. Pour beaucoup, la situation d’aujourd’hui est comparable. L’antisémitisme, apparemment, est un cercle sans fin.
Et malgré tout, je ne peux me résoudre à renoncer à la France; comme si, après plus d’un siècle d’amour de ce pays, cet amour lui-même était devenu une partie de mon génome. Les effets de l’Alliance continuent d’exister en moi.
J’admets qu’il est aussi ridicule d’affirmer que je ne suis pas français que de prétendre que je le suis. Je connais toutes les stations de correspondance du métro parisien. Comme mon père, j’ai étudié la littérature française à l’université. Mes jours favoris à New-York sont ceux où il pleut, parce que cela me rappelle Paris.
Je ne puis me résoudre à l’idée que l’endroit auquel j’appartiens n’ait rien à voir avec moi. J’ai du mal à accepter la terrible vérité, partagée avec mes amis juifs de France; celle de la rumeur de désastre des années 1900 et 1930. Je me dis que, dans 30 ans, je serai de retour à la maison, et je vois mes enfants, assis et causant à la terrasse d’un café; alors que j’ai peur qu’il n’y ait plus de juifs du tout en France.
Comme mon grand père, bien que je me sente bien français, et bien que je veuille que mes enfants grandissent dans une atmosphère francophone, cette France rêvée par ma famille n’existe plus. Et, peut-être n’a-t-elle jamais existé.
Dans ses derniers jours, mon grand père et moi écoutions beaucoup de musique française ensemble. Mais la voix qu’il appréciait le plus, c’était celle d’un juif égyptien, Georges Moustaki, qui s’installa en France dans les années 1950, et écrivit plusieurs chansons pour Edith Piaf. Il devint une véritable icône de la musique française. C’était comme si, à travers cette musique, mon grand père vivait son rêve, être français, un vrai français.
Ce musicien est enterré au Père Lachaise – le cimetière français le plus chargé d’histoire, et la dernière demeure des plus importantes célébrités. C’est une belle histoire, mais aucun d’entre nous n’aura cette chance. Mon grand père est enterré à Westchester, un endroit dont il n’avait jamais entendu parler. Et quand mon tour viendra, où serais-je enterré?
Alexander Aciman
Traduction Adaptation de Victor Kuperminc
Monsieur Jean-Claude Kuperminc, Directeur de la Bibliothèque de l’AIU, une des bibliothèques juives parmi les plus importantes du monde, est le neveu de notre ami Victor Kuperminc.
*Pour en savoir plus, à propos d’Adolphe Crémieux , cliquez ICI