Quand complotisme rime avec djihadisme : le documentaire choc

Georges Benayoun et Rudy Reichstadt sont les auteurs d’un documentaire diffusé ce mardi soir sur France 3. Une oeuvre salutaire qui montre l’importance des théories complotistes dans le processus de «radicalisation».

FIGAROVOX.- Votre dernier film, Complotisme, les alibis de la terreur , est diffusé sur France 3 ce mardi à 23h 20. Pourquoi avoir choisi uniquement l’angle du complotisme islamiste?

Georges BENAYOUN.- Le thème s’est imposé à nous. Je venais de finir la réalisation de «Profs en territoires perdus de la République» pendant lequel de nombreux enseignants m’avaient sensibilisé au phénomène du complotisme, très répandu parmi leurs élèves. «Le chantier de l’avenir» disait l’un d’eux. J’ai donc décidé d’en faire le sujet de mon prochain film, et pour cela, j’ai fait appel à Rudy Reichstadt, fondateur et animateur du site Conspiracy Watch, pionnier en France dans la dénonciation des dérives conspirationnistes.

Nous vivions alors une période extrêmement violente. Derrière nous: Charlie, l’Hypercacher, le Bataclan. Devant nous: Nice, Saint-Etienne-du-Rouvray, et tous les actes terroristes islamistes qui ont frappé le territoire français. Le film a été borné par ces événements et il nous a semblé assez rapidement qu’il était compliqué de parler de la théorie du complot sur les premiers pas de l’homme sur la Lune alors que nous faisions face à deux discours complotistes, le premier revendiquant l’action de Daesh, qui reprenait la doctrine de Ben Laden sur le combat contre les judéo-croisés et l’autre, à l’inverse, qui niait toute revendication des islamistes et accusait les services secrets. Ces deux discours nous semblaient suffisamment porteurs de questions pour justifier qu’on s’intéresse à l’articulation entre le complotisme, et l’idéologie qu’il y avait derrière le terrorisme qui était en train de nous frapper.

Un décryptage d’autant plus nécessaire que ces deux discours étaient nappés de celui débordé et paniqué des politiques – pas d’amalgame, pas de stigmatisation -, vite relayé par l’ensemble de la presse, jusqu’à devenir un leitmotiv. Ce qui permet aujourd’hui, à une journaliste de Médiapart, de dire dans un débat télévisé que «l’islamisme n’est pas une chose grave».

Ce que nous avons trouvé tout au long de la réalisation de ce film nous a confirmé dans notre démarche, nous a parfois fait peur.


D’aucuns risquent de vous reprocher de faire le jeu de l’extrême droite?

Georges BENAYOUN.- Je croyais que cet argument avait vécu ses dernières heures avec les défaites électorales successives de ma famille d’origine, la gauche. Pour autant que je sache, des décennies entières de déni de la part des politiques, des médias et d’un bon nombre d’intellectuels, n’ont pas permis d’enrayer la montée en puissance de l’extrême droite en France. Bien au contraire, elles l’ont favorisée.

Pour qui regarde un tant soit peu honnêtement ce documentaire, il sera évident qu’il est tout sauf complaisant avec l’extrême droite: on y voit clairement Jean-Marie Le Pen embrasser les thèses complotistes sur les attentats du 11 septembre ou sur ceux de janvier 2015. On y voit la collusion entre certains islamistes et des personnalités évoluant à l’extrême droite comme Alain Soral, Dieudonné ou Thierry Meyssan. On y voit également Aymeric Chauprade accréditer la thèse du «terrorisme fabriqué»… Donc je pense que ce serait un faux procès. Comme celui en islamophobie qu’on a commencé à nous faire, pour discréditer notre travail et éviter le débat sur le fond. Ce film essaie d’alerter sur le danger que représente le conspirationnisme. Il montre comment fonctionne sa rhétorique, les ravages qu’il peut causer ainsi que le rôle qu’il peut jouer dans le passage à l’acte criminel. Nous parlons de l’islamisme parce que c’est bien cette idéologie qui, dans sa forme extrême, assassine aujourd’hui des dessinateurs, des Juifs, des militaires, des policiers et des citoyens anonymes venus boire un verre en terrasse, assister à un concert, une messe ou un feu d’artifice.

Par ailleurs, je ne pense pas qu’on puisse suspecter les intervenants du film – Amélie Boukhobza, Pierre André Taguieff, Laurent Joffrin, Jean Guisnel, Jacob Rogozinski, Soufiane Zitouni, Gérald Bronner ou Serge Hefez – d’avoir la moindre sympathie pour les thèses d’extrême droite

D’ailleurs, avez-vous rencontré des difficultés à produire ce film?

Georges BENAYOUN.- Le sujet a, de façon totalement inattendue, heurté le film lui-même. J’ai rencontré des difficultés non pas dans sa diffusion puisque nous avons eu le soutien indéfectible de France 3 pendant toutes les phases de la réalisation de ce film, mais dans sa production et dans sa promotion. Il se trouve que le producteur initial du film n’était pas à l’aise et m’a demandé de couper un certain nombre de séquences importantes alors que la chaîne voulait le diffuser. J’ai dû me résoudre à racheter le film avec le soutien de France 3 pour que le film puisse exister et être diffusé. Notre dernier obstacle concerne la promotion du film. On se rend compte que malgré l’intérêt manifeste de beaucoup de journalistes, il est clair qu’il y a une certaine frilosité à faire connaître et à parler de notre travail. Il est vrai que nous mettons en cause dans ce film la collusion complaisante, voire active de certaines personnalités des médias. Mais parler d’un réflexe corporatiste, ne serait-ce pas ouvrir une thèse complotante… Je plaisante bien évidemment!

Le phénomène du complotisme a-t-il toujours existé ou tend-il aujourd’hui à se banaliser? 

Rudy REICHSTADT.- Il n’y a aucune raison pour que les théories du complot ne soient pas aussi vieilles que les complots eux-mêmes. Les croyances dans des complots imaginaires et les accusations sans preuve «ont rempli la vie de l’humanité» comme le disait Marc Bloch des fausses nouvelles, légendes et autres racontars. Le mythe de la conspiration est l’un des grands mythes politiques qui structurent notre modernité et l’on ne peut, sans doute, penser le XXe siècle en éludant la question du complotisme: qu’on songe à la manière dont il a pu être utilisé pour préparer les génocides, éliminer des opposants ou tenter de saper, par la désinformation, la confiance dans les institutions démocratiques. Instruits de l’expérience totalitaire, nous pensions être parvenus à le maintenir durablement à distance. Ce que Gérald Bronner appelle la dérégulation du marché de l’information a cependant profondément changé la donne en conférant, avec internet, une véritable prime aux croyances – et notamment aux croyances complotistes. De sorte que le complotisme que l’on raillait avec légèreté il y a seulement encore une quinzaine d’années semble être promis à un bel avenir. Démagogues et populistes l’ont bien compris qui, lorsqu’ils ne jouent pas sur le thème du complot, embouchent les trompettes du victimisme.

Est-ce seulement lié au Net ou ce complotisme prend-il racine dans une culture et une idéologie?

Georges BENAYOUN.- Comme le dit une intervenante du film, Amélie Boukhobza, psychologue clinicienne, personne ne se radicalise en ayant vu trois vidéos sur le Net. On est donc bien face à des processus sous-jacents liés aussi bien à la fréquentation de certaines chaînes de télévision satellitaires qu’à des préjugés qui trouvent leurs racines dans une culture familiale. Le témoignage d’Abdelghani Merah en est particulièrement emblématique. Le Net a évidemment son importance. Mais pour beaucoup, le terreau est déjà là.

Rudy REICHSTADT.- S’agissant de l’idéologie, il faudrait être sourd ou aveugle pour ignorer que l’islamisme est tout entier imbibé de préjugés indissolublement complotistes et antisémites. Au point même de puiser ses thèmes de prédilection dans la sous-culture la plus grimaçante qu’a pu sécréter l’Occident: on voit ainsi l’un des théoriciens d’Al-Qaïda, Abou Moussab al-Souri, reprendre à son compte le fameux thème du «nouvel ordre mondial», comme si cela avait le moindre rapport avec la Tradition islamique. Petit-fils du fondateur des Frères musulmans, Hani Ramadan fait de même: il suggère que l’œil de la Providence, ce vieux symbole ésotérique que les complotistes d’aujourd’hui interprètent comme la signature du «nouvel ordre mondial», est en fait l’œil du «Dajjâl», l’équivalent de l’Antéchrist dans la tradition musulmane.

Dans le film, vous expliquez qu’il y a deux types de complotisme islamiste. Pouvez-vous détailler ces deux formes de complotisme?

Rudy REICHSTADT.- Pour être exact, il y a deux types de mythes conspirationnistes apparemment opposés mais qui, loin de s’annuler réciproquement, se renforcent mutuellement: le thème du «terrorisme fabriqué» qui, sans être spécifiquement islamiste, interprète à peu près tout attentat revendiqué par les djihadistes comme des opérations «sous faux drapeau» (false flag) qui seraient montées de toutes pièces par des services étatiques étrangers (CIA, Mossad…) voire nos propres services de renseignement. Et le thème, en second lieu, du complot séculaire, presque cosmique, fomenté par «les Juifs et les Croisés» contre l’islam, qui nourrit l’imaginaire au nom duquel les djihadistes justifient leurs actions criminelles. Lorsqu’ils massacrent des civils, les terroristes islamistes sont en effet persuadés d’agir en état de «légitime défense». Or, le premier thème complotiste explique que les massacres commis par Mohamed Merah, les frères Kouachi et leurs innombrables comparses ne sont que des «pseudo-attentats» créés dans le seul but de stigmatiser la minorité musulmane et de dresser le reste de la société contre elle. On voit bien que ces deux thèmes complotistes se rejoignent dans la conviction surplombante d’un grand «complot islamophobe». D’où les glissements que l’on peut observer entre le premier complotisme, qui s’inscrit dans la tradition éminemment occidentale de l’hypercritique et du soupçon, et le second, qui revêt une dimension quasiment eschatologique.

Existe-t-il un lien entre complotisme et antisémitisme ainsi qu’entre complotisme et «radicalisation»? 

Georges BENAYOUN.- Je répéterais ce que dit Jean Guisnel dans le film, à savoir que le complot a toujours deux têtes: il ne faut pas gratter beaucoup pour qu’apparaissent très rapidement la CIA et les Juifs. Un peu comme il y a un point Godwin, il y aurait une sorte de «point Guisnel»: à un moment donné, tout complotisme a tendance à atteindre un lieu où on ne peut plus le distinguer de l’antisémitisme.

Rudy REICHSTADT.- La corrélation entre extrémisme politique et adhésion aux théories du complot est assez bien attestée et, de l’avis des spécialistes, le thème du complot hante littéralement les discours des radicalisés. Quant aux liens entre complotisme et antisémitisme, il faut commencer par dire que le complotisme peut se mettre au service de camps politiques et d’idéologies tout à fait rivales. Si bien que nombre de théories du complot n’ont a priori strictement aucun rapport avec l’antisémitisme. Cela étant, beaucoup de ces thèses complotistes consistent en une simple euphémisation de l’antisémitisme de manière à atténuer la réprobation à laquelle elles s’exposeraient autrement. Du reste, aucun observateur attentif ne peut manquer de souligner la récurrence avec laquelle les Juifs sont pris pour cibles par les propagateurs les plus actifs de la théorie du complot qui banalisent un antisionisme radical, de facture paranoïaque, ravivant les stéréotypes antisémites les plus éculés. L’antisémitisme contemporain tient d’ailleurs probablement davantage du complotisme que du racisme stricto sensu.

La frustration est-elle le premier moteur du complotisme?

Georges BENAYOUN.- C’est une donnée psychologique qui permet un peu trop facilement de tout englober. Chaque être humain a des frustrations. Tous ne deviennent pas pour autant complotistes, même s’il est clair que la frustration peut y participer.

La perte de confiance dans les médias et les institutions peut-elle également expliquer certaines formes de complotisme?

Georges BENAYOUN.- C’est une évidence, mais c’est dans les deux sens. Les complotistes entretiennent la défiance envers les médias professionnels classiques. Dans le même temps, ces médias et ces institutions ont une responsabilité propre dans ce phénomène.

Dans votre film, vous montrez d’ailleurs qu’une partie des élites médiatiques se montrent complaisantes à l’égard des thèses complotistes. Vous revenez notamment sur l’affaire Plenel/Ramadan…

Georges BENAYOUN.- Il y a des personnalités médiatiques complaisantes. Elles ne forment pas forcément une élite. Nous montrons très clairement comment des journalistes ou des animateurs très connus en France se compromettent en recevant sans forcément les contextualiser ou leur apporter la contradiction des personnages idéologiquement troubles, qui n’auraient jamais acquis la notoriété qui est la leur sans que les premiers ne leur fassent la courte échelle.

Le cas d’Edwy Plenel est lui aussi perturbant et va au-delà de la complaisance. Lorsque, quelques jours après les attentats de janvier 2015, aux côtés de Tariq Ramadan, il qualifie d’«agents provocateurs» les frères Kouachi, assassins de la tuerie de Charlie Hebdo, on se pose la question de ce qu’il veut dire par là. À l’époque, nous avons cherché à le rencontrer mais il ne donna pas suite à notre demande d’interview. Quand, par la suite, il décèle une «guerre aux musulmans» dans les critiques que lui adressent Charlie Hebdo, c’est un parti très clair qu’il prend là. Et il faut clairement le dire. Ce n’est pas de la complaisance, c’est du flirt!

Comment lutter efficacement contre ce phénomène sans tomber dans la censure?

Georges BENAYOUN.- En balayant tous devant notre porte. L’éducation nationale, les lieux de culture, et nous gens de médias en premier. En cessant de feindre la découverte du phénomène comme nous avons pu le voir lors de la sortie du dernier sondage sur le problème commandé par Conspiracy Watch et la Fondation Jean Jaurès. En arrêtant de recevoir dans des émissions ceux qui favorisent le développement des thèses complotistes ; en arrêtant de balancer sur des plateaux des théories fumeuses ou non étayées qui peuvent servir d’alibis aux dérives conspirationnistes, jusqu’au passage à l’acte terroriste.

Alexandre Devecchio

Georges Benayoun (auteur et réalisateur) a produit près d’une cinquantaine de films et nombre de séries à succès. Il a réalisé des documentaires pour France 3, dont «L’assassinat de Ilan Halimi: une affaire française» (2014) et «Profs en territoires perdus de la République?» (2015).

Rudy Reichstadt (co-auteur) est directeur de l’Observatoire du conspirationnisme, et a fondé en 2007 le site Conspiracy Watch. Politologue de formation, il est membre de l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP) de la Fondation Jean-Jaurès.

Source lefigaro

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1 Comment

  1. merci beaucoup pour cet article, très percutant, dans la réalité est malheureusement très présente chez de nombreux citoyens. Il serait intéressant de voir le nombre. Ils font peur, c’est la base du totalitarisme

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