La lettre de Daniel Farhi. De mon temps…

Shabbath Shalom שבת שלום !

De mon temps … (2)

Je vous ai parlé des promenades de mon enfance. Je ne vous ai pas dit avec qui je les faisais ni où elles me menaient. C’était le plus souvent avec mon père et ma jeune sœur Françoise ; généralement le dimanche matin. Le lieu préféré de Papa était le Bois de Boulogne ou le Jardin des poètes (porte d’Auteuil) ; mais il y avait aussi les quais Rive droite de la Seine jusqu’à la Tour Eiffel, le parc de Saint-Cloud, le jardin d’Allah. Je perçois votre surprise à l’énoncé de ce dernier lieu qui, contrairement aux précédents, ne vous dit rien. Et vous avez bien raison parce que c’est un nom que lui avait donné notre père ! J’y reviendrai. Mais d’abord le Bois de Boulogne.

Lac Supérieur du bois de Boulogne. Wikipédia

Inutile de vous dire qu’à l’époque (c’était il y a près de 70 ans) on ne risquait pas d’y faire de mauvaises rencontres, en tout cas pas un dimanche matin. Dès que nous nous engagions sur la route qui, de la porte d’Auteuil, mène vers les lacs, notre père entonnait une chanson dont je n’ai jamais su s’il l’avait inventée. En voici les paroles dont vous jugerez de la profondeur : « Au bois de Boulogne, les dames sont assises et les messieurs debout, et les messieurs debout ». Françoise et moi l’entonnions à l’unisson avec notre père. Nous emportions avec nous un sac contenant du pain rassis pour nourrir les cygnes et les canards des lacs. C’était là notre seule distraction et, apparemment, elle nous suffisait … de mon temps.

Une autre promenade nous menait sur les quais de la Seine (encore/déjà piétons). Là, c’était tout autre chose : il y avait la Seine et ses péniches à quai, ainsi que d’immenses tas de sable qui attendaient d’être chargés et que nous gravissions avec délice, y enfonçant nos chaussures puis nous laissant glisser tels des Sisyphes modernes recommençant inlassablement les ascensions et les dégringolades. Un autre plaisir, en automne, était de fendre l’épais tapis de feuilles mortes tout en en sélectionnant quelques beaux spécimens qui finiraient aplatis entre les pages d’un livre pour, finalement, orner une « leçon de choses » (c’était le nom des cours de SVT en ces temps-là) où l’on étudierait les espèces d’arbre, les nervures, les limbes et les pétioles. Donc promenade à la fois ludique et éducative !

Le parc de Saint-Cloud était une destination plus lointaine pour laquelle, souvent, nous empruntions l’autobus jusqu’au pont de Saint-Cloud, mais pas toujours. Et lorsque nous nous y rendions à pied, je ne comprenais pas pourquoi, à un certain moment, Papa nous faisait traverser la route de la Reine, puis, plus loin, la retraverser dans l’autre sens alors qu’il eût été tellement plus simple de rester sur le même trottoir. Ce n’est que bien plus tard que je compris qu’il ne voulait pas longer le cimetière ancien de Boulogne pris entre la rue de l’Ouest, la rue de l’Est et la route de la Reine. C’est bizarre quand j’y repense car les cimetières me paraissent des lieux de sérénité et de paix, propices à la réflexion. Or mon père était un homme à la foi profonde et un lecteur et penseur assidus. Etait-ce de la superstition ? A présent lui et notre mère reposent à leur tour dans un grand cimetière parisien. Ce détour dans notre promenade était d’autant plus absurde qu’un haut mur le long de la route de la Reine empêche d’apercevoir les monuments de ce cimetière créé en 1858 pour remplacer celui implanté en 1810 sur un site jouxtant l’actuel hippodrome de Longchamp et dont les usagers (du champ de course !) arguèrent que les défilés de corbillards ne pouvaient côtoyer un lieu de plaisir et de distraction fréquenté par la haute bourgeoisie parisienne !

Mais je m’égare et je ne vous ai pas encore parlé du « jardin d’Allah ». Inutile de le chercher sur un plan, même ancien. Vous ne l’y trouveriez pas, en tout cas pas sous ce nom, ce dernier lui ayant été donné par notre père qui trouvait l’endroit plaisant et avait décidé que Dieu y était sans aucun doute présent. Pourquoi Allah alors que nous étions Juifs ? J’imagine que c’est en raison de la grande admiration qu’il nourrissait pour la culture musulmane au sein de laquelle il avait vécu jusqu’à l’âge de plus de vingt ans dans sa Turquie natale. En fait, ce jardin, aujourd’hui disparu, était d’une banalité absolue. Le seul élément remarquable en était un kiosque où de la musique avait dû un jour y être jouée, où peut-être des hommes en redingote et des femmes en crinoline avaient froufrouté. Pour le reste, c’étaient quelques allées à la végétation envahissante et un bac à sable. C’était d’une tristesse merveilleuse, d’une banalité envoûtante. Ce petit coin d’herbes folles se trouvait derrière l’actuel boulevard Victor et c’était un petit paradis, un peu comme « la maison près de la fontaine » de Nino Ferrer.

Voilà ce qu’étaient nos promenades. Je ne parle pas, bien sûr, de celles que nous faisions avec d’autres membres de la famille ou des amis. Ce qui l’emporte, dans mes souvenirs, c’est la simplicité de nos distractions d’alors ; cette simplicité qui nous suffisait, alors qu’aujourd’hui, des activités très sophistiquées, des jeux très perfectionnés ne parviennent pas à éveiller l’enthousiasme des jeunes. Quant au mot « jouet », j’ai l’impression qu’il appartient à un autre univers. De mon temps (!), on pouvait passer des heures à des jeux de construction, ou à la création d’objets plus ou moins perfectionnés en mécano. Pour chaque anniversaire, je recevais le numéro supérieur de ce jeu très éducatif que j’avais commencé au numéro 1. C’est peu de dire que ce jeu a contribué à mon goût pour le travail manuel, particulièrement le bricolage.

 

Je vais changer de sujet à présent, mais toujours dans le mode nostalgie ; que voulez-vous, l’âge aidant, on voudrait quand même faire partager aux générations suivantes un peu des bonnes choses qui ont composé son enfance et sa jeunesse ; les moins bonnes également, j’y viendrai plus tard. Donc, de mon temps, lorsque Maman ou Mammy (ma Juste des Nations) m’envoyaient faire des courses, c’étaient des missions que j’accomplissais avec bonheur pour différentes raisons. Ce qui me revient le plus directement, avec une acuité dont je suis surpris, ce sont les odeurs. Odeurs de la laiterie où le lait était servi à la louche dans le pot métallique que j’avais apporté. D’autres produits dérivés du lait mêlaient leurs odeurs : lait caillé, yaourts en vrac, mottes de beurre que la laitière coupait à l’aide d’un fil métallique entre deux poignées en bois pour vous livrer au gramme près la quantité que vous aviez demandée ; et bien sûr les fromages de toutes sortes.

A la boulangerie, c’était l’odeur du bon pain ordinaire qu’aujourd’hui on appelle pompeusement « tradition ». J’affirme que même affublé de ce titre (et de son prix exorbitant), son odeur et son goût n’arrivent pas à la cheville des bonnes vieilles miches de pain de mon enfance. Aussi, quand Maman lançait à la cantonade : « qui va piquer un petit cent mètres jusqu’à la boulangerie ? » en me regardant, je ne me faisais pas prier, et je ne jurerais pas que les baguettes revenaient intactes tant il était tentant d’en arracher le bout encore tiède et de m’en régaler. Mais il y avait des jours où je ne courais pas ; c’était lorsque j’étais chargé d’un grand plateau rempli de bourekas ou de boyos à faire cuire à la boulangerie parce que notre four n’était pas assez grand pour le contenir. Je ne vous dis pas les compliments lorsque je retournais deux heures après rechercher le plateau et son contenu dont l’odeur alléchait jusqu’à la boulangère et les clients qui se trouvaient là !

(A suivre)

Shabbath shalom à tous et à chacun,

Daniel Farhi.

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