Ce que je dois au Chabbat, par Aurelio Koskas

En hébreu, on utilise l’expression « Chomer chabbat » – littéralement gardien du chabbat – pour désigner celui qui respecte scrupuleusement les interdits et obligations qu’impose cette journée.

Et des interdits, il y en a : ne pas porter, ne rien allumer, ne pas éteindre non plus (même si on a déjà allumé) ; on ne doit ni dessiner ni écrire et il est strictement interdit d’utiliser le moindre appareil électronique.

En revanche, on peut lire et dormir. Il est possible de marcher mais à la sainte condition que l’on n’ait rien dans sa poche. Le gardien du chabbat se reconnaît assez facilement dans la rue : ne pouvant ouvrir la porte de son immeuble à cause du digi-code placé à l’entrée, il doit attendre qu’un voisin ou que sa femme, sa tante ou sa fille daigne lui ouvrir. C’est long parfois.

Je l’ai longtemps gardé, moi, ce chabbat. Il était vital à mon équilibre et de lui je retiens deux choses : les grandes marches et les longues lectures. Si le chabbat n’avait pas drastiquement réduit le champ de mes possibles, s’il ne m’avait pas interdit une liste vertigineuse d’activités, jamais je n’aurais pu dévouer toute ma concentration et mon énergie à la marche et aux livres.

Au tout début pourtant, je le vivais comme un calvaire ; c’était une journée de solitude car personne autour de moi ne le pratiquait. Je jalousais ceux qui se rendaient à la synagogue en famille. Mais très vite, ce jour dédié exclusivement au repos est devenu partie intégrante de ma vie d’adolescent.

Du lekha dodi – chant récité le vendredi soir pour accueillir la fête – à la bénédiction signalant le retour à la vie normale : « Bénis soit celui qui distingue le saint du profane », je me sentais particulièrement calme.

Mais le profane a finalement triomphé du sacré. Le samedi est redevenu pour moi un jour comme les autres.

Je ne veux pourtant pas en rester là. Je ne veux pas faire comme si cette journée n’avait pas profondément modifié ma perception de Dieu et du monde. Je veux dire ce qu’elle m’a appris.

Le premier enseignement que j’ai reçu du chabbat est qu’il existe une différence irréductible entre le relâchement et le repos. Tandis que le premier consiste à larguer les amarres, à tomber dans un précipice qu’on devra douloureusement remonter en début de semaine, le repos lui est une interruption radicale du monde que l’on habite, et il exige de notre part une vigilance constante pour ne pas céder au double appel du travail et du relâchement.

Pour bien saisir la distinction, on peut dire que se relâcher c’est user autrement de son monde tandis que se reposer, c’est déserter le cadre habituel des jours.

Comme exemple parlant, on peut penser à notre rapport à internet. Celui qui veut « lâcher-prise » utilisera son ordinateur pour en faire un usage non professionnel (séries, pornos ou vidéos de chats), celui au contraire qui veut être en repos éteindra son appareil et abandonnera le monde du virtuel.

Le chabbat est évidemment du côté du repos, toutes ses contraintes nous poussent à agir et donc à penser autrement. Ainsi, chaque samedi, le juif voyage et jamais il n’en revient essoufflé.

Le second enseignement concerne la nature divine du Dieu d’Abraham et d’Israël. Toute une tradition chrétienne – de Marcion à Simone Weil – le décrit comme une divinité furieuse et jalouse, à l’image de l’Apollon homérique punissant l’armée d’Agamemnon « parce que l’Atréide avait couvert d’opprobre Khrysès le sacrificateur ».

Mais le chabbat, érigé en commandement, vient démentir cette vision. En l’instaurant, en en faisant un impératif catégorique, le Créateur revient sur sa parole initiale condamnant l’homme à travailler tous les jours de sa vie. Ainsi, pour neutraliser sa propre malédiction, l’Eternel n’hésite pas à se contredire. On est ici témoin – croyant ou non – d’une miséricorde absolue : le Dieu d’Israël ne fabrique pas de Sisyphe. Au contraire, Il libère un peuple d’Egypte pour lui imposer un repos obligatoire, une sortie du monde hebdomadaire.

Le chabbat est un commandement de la première table, celle régissant les rapports de l’homme et du divin. Il aurait pourtant pu figurer sur la seconde, consacrée à la vie en société. En effet, avant d’être une fête religieuse, le chabbat est une expérience sociale. La déconnexion radicale qu’il impose nous pousse à concrétiser l’homme, à lui rendre toute son épaisseur. Ce retour à l’archaïsme a pour effet paradoxal de rendre le monde plus humain.

 

Et le chabbat humanise tout, même Dieu. Il est d’ailleurs le premier à l’avoir respecté. Sur ce point, le texte biblique est assez clair « Dieu mit fin, le septième jour, à l’œuvre faite par lui ; et il se reposa ».

Même Lui a su contrôler sa force pour la rendre inopérante le jour du chabbat. Le tout puissant n’est pas un despote absolu, il obéit aux règles qu’il prescrit. Prémices de l’Etat de droit.

L’Eternel peut-il fabriquer une pierre qu’il serait incapable de soulever ? Cette question – récurrente dans la tradition juive – est terrible. Car quoi qu’on réponde, on limite la puissance divine. Pourtant, il fallait bien répondre et cette pierre, c’est le libre arbitre. Pour moi, c’est aussi le septième jour, contre lequel personne ne peut rien.

L’interruption radicale du monde dépasse les frontières du monde juif. Quand je vois l’attachement quasi-mystique des français pour le repos dominical, force est pour moi d’admettre que le philosophe Michael Bar Zvi avait raison : il y a, entre ce peuple et celui d’Israël, une profonde alliance métaphysique et le chabbat en est le signe le plus certain.

Aurelio Koskas

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