Réflexions psychanalytiques sur le Post-sionisme israélien

Rachel Israël

Le post-sionisme , relevant du post-modernisme, vise donc à déconstruire les mythes fondateurs du sionisme, comme le second s’ emploie à la déconstruction des valeurs fondatrices de la civilisation occidentale, d’ailleurs majoritairement enracinées dans la culture biblique désignée comme « judéo-chrétienne ».

Au milieu des années 80,  les  « nouveaux- historiens » israéliens entreprirent, au nom de la recherche de la vérité factuelle recueillie dans les documents d’ Archives, de substituer au récit officiel du Retour à Sion réalisé par des pionniers utopistes sur une terre à défricher, une autre grille de lecture antagoniste. Situés à l’extrême-gauche de l’échiquier politique, ils ont rapidement recouru à un registre de signifiants- clés , aujourd’hui normalise jusqu’à la banalité, qui charge l’Etat d’Israël d’un condensé de tous les maux commis par l’ Occident . Le dernier en date que j’ai   découvert est:  suprémacisme, mot qui renvoie directement au Ku Klux Klan, et allusivement au concept de « peuple élu ». G.Elia Sarfati appelle  « criminalisation d’Israël » ce réquisitoire généralisé.

Toutes les vraies démocraties suscitent en leur sein de féroces oppositions au consensus majoritaire, et de ce point de vue, l’antisionisme israélien est le signe positif d’une liberté d’expression paradigmatique, d’ailleurs régulièrement exercée par les partis arabes à la Knesset. Reste l’étonnement que suscite cette remise en cause aussi brutale qu’outrancière , par certains de ses citoyens juifs, d’un jeune et petit Etat entoure d’ennemis, érigé pour servir de havre aux rescapes de 2000 ans d’exils et de la Shoah.   Le sociologue Georges Gurvitch évoque des forces cachées poussant à l’évolution des mythes politiques, ce qui induit que toute idéologie, au sens d’ explication du monde ou l’ entend Hanna Arendt, inclut une dimension émotionnelle aux conséquences infiltrées d’ irrationnel.  Puisque nous savons depuis Freud que :   «  le Moi n’est pas maitre dans sa propre maison » ,  tentons de déchiffrer dans les thèmes de l’antisionisme judéo-israélien les traces de certains sentiments profonds, œuvrant comme des structures primaires sous-tendant la pensée souvent à son insu . Evidemment, il ne s’ agit pas de prétendre lire dans les inconscients personnels,  ni de réduire les discours et les choix politiques de qui que ce soit à des formules psychanalytiques,  mais de repérer, par le registre des mots et l’humeur du style,  certains mécanismes inconscients qui nous habitent et nous meuvent tous , mais que, selon les particularités de chaque biographie, chacun élabore à sa façon.

Les accusations portées à l’encontre de l’Etat d’Israël pourraient paraître dues à la générosité d’ esprits incapables d’ accepter ce qu’ils considèrent comme son péché originaire :  le fait d’ être né dans la violence des guerres et dans l’ injustice de l’ appropriation de terrains déjà peuples d’autochtones. Ils tenteraient de provoquer une prise de conscience nationale et une réparation

politique de ce Mal littéralement radical et essentiel.  « Seuls quelques- uns ont admis le fait que l’ histoire du retour, de la rédemption et de la libération de leurs pères fut une histoire de conquête, de déplacement, d’ oppression et de mort. », écrit Yaron Ezrachi . Ilan Pappe dénonce un « nettoyage ethnique » systématique , et compare les israéliens, « au mépris arrogant », aux Croises médiévaux demeurés étrangers dans l’ environnement musulman – puis, faisant un saut dans les siècles, « aux colons blancs d’ Afrique du Sud a l’ apogée de l’ apartheid » . Avi Shlaim utilise la métaphore du Mur de Fer entre Israël et le monde arabe.  On constate que le vocabulaire de ces chercheurs universitaires se fait très vite métaphorique, -les comparaisons en appellent à l’ émotion, à l’ indignation, a l’ horreur- , la condamnation est d’ordre moral et porte sur l’élitisme d’ un peuple qui selon eux,  se conduit en despote et ostracise les Arabes.

  Benny Morris ouvre la voie aux interprétations de la documentation , par exemple en déclarant que « les israéliens ont perpétré beaucoup plus de massacres que je ne le pensais » , et en assurant que, « à partir d’ avril 48, Ben Gurion projette un message de transfert » SANS « ordre explicite écrit de sa main ». Les exactions ont donc été prévues par le Père fondateur de l’Etat dès   son commencement , sciemment mais sournoisement. On perçoit le fantasme du Am Sgoula biblique, mais aussi celui des Sages de Sion qui dans l’ombre dirigent le monde , avec des intentions malignes, – et pourquoi pas les théories du complot contemporaines, qui voient partout de néfastes banquiers juifs et des hommes du Mossad. Passant une limite supplémentaire vers les jugements subjectifs,  Zeev Sternhell, spécialiste des fascismes, n’ hésita pas à qualifier les jeunes Juifs de Hébron de Jeunesses Hitlériennes , et ajouta que:  « En Israël pousse un racisme proche du nazisme à ses débuts ». Les israéliens atteignent ici , sur la seule évaluation de l’auteur,  le niveau de leurs bourreaux d’ hier.

  Enfin, aucune préoccupation éthique n’est plus à chercher dans le cas extrême et mensonger du Master de l’Université de Haïfa qui enquêta sur un massacre ,invente de toutes pièces,  perpétré dans le village arabe de Tantoura en 1948 par la Brigade Alexandroni: les israéliens s’y seraient effectivement comportés comme des SS envers des civils démunis,  femmes et enfants inclus. Ce faux est toujours consultable sur la page -web de l’Institut des Etudes Palestiniennes. Et comme l’imagination perverse est fort créative, une étudiante de l’ Université Hébraïque prit pour preuve des repressions impitoyables que Tsahal infligerait aux palestiniens , le fait que ses soldats NE violent pas leurs femmes,  pour ne pas participer à la démographie palestinienne ! Donc, les soldats israéliens n’agissent pas en soudards, mais c’ est pire que s’ ils le faisaient, car leur motivation raciste est telle que, s’ ils répriment leurs pulsions sexuelles, c’est pour réaliser une sorte de génocide préventif!    Ce faisceau de manipulations massives et délirantes s’ adresse davantage à la scène mondiale qu’à l’ opinion publique locale, et au cours des ans, a suscité les réactions punitives d’ innombrables Organisations comme BDS , et des tentatives de porter devant les Cours Internationales des officiers de Tsahal.  Et ce qui est le plus choquant, c’ est que le champ universitaire ou sont produites et publiées de telles allégations paranoïdes, est censé être le domaine de la rationalité et de l’ objectivité scientifiques!

Pourtant, comme si cela ne suffisait pas, ce système en spirale ascendante de criminalisation, se voit renforce par un manichéisme qui érige , en miroir inverse, les ennemis d’Israël en victimes innocentes. Débordant le plan politique, cette rhétorique amène certains citoyens israéliens à de surprenantes déclarations  : ainsi, le père du soldat Frankeltal , enlevé et assassine par des terroristes palestiniens, dit à la radio que « Israël est le pays le moins sûr au monde pour les Juifs, à cause de la façon dont nous nous conduisons! ».  Dans la même veine, un certain Rav Karir affirma sur les ondes: « On met les Arabes israéliens dans une telle position qu’ ils ne peuvent qu’ être contre nous ». C’ est ce que la psychanalyste et philosophe Eliane Amado Levy-Valensi définit finement comme  « se vouloir objectif en adoptant la subjectivité d’ autrui ». Mais dans ces cas , autrui est l’ ennemi fort peu enclin, lui, à remettre en question ses intentions et ses actions mortifères! D’ où vient donc ce réflexe d’auto- culpabilisation morbide?

La psychanalyste J. Chasseguet- Smirgel voit dans l’injonction faite à Abraham d’ épargner la vie de son fils , la première interdiction civilisationnelle à la fois de perpétrer des sacrifices humains et d’assassiner, c’est à dire ni plus ni moins que l’invention de l’Ethique et du Droit. Certes, le récit biblique ne manque pas de violence, mais il pose aussi fondamentalement, pour l’endiguer, les limites de la Loi, qui d’ un point de vue psychanalytique, opère comme une castration mentale de l’ hybris grecque.  Œil pour œil, dent pour dent, et non plus systématiquement la mort aux mains du plus fort. Ensuite, durant leur bimillénaire diaspora,  les Juifs vécurent en tant que groupes minoritaires presque constamment désarmés au milieu de sociétés majoritaires hostiles; ils étaient livrés au caprice du Prince, quand ce n’était pas au déchaînement des foules , aux persécutions de l’ Eglise, ou, en Orient musulman, a l’ humiliante dhimmitude. Ils durent donc apprendre, suivant leur culture et pour survivre,  à réprimer les pulsions agressives primaires que tout être humain porte en soi, générées par les sentiments de frustration , de peur ,  de colère , d’ envie, et qui lui permettent de se défendre et de s’ affirmer; et ils les sublimèrent par l’ étude, le commerce et la diplomatie. Ce n’est qu’ après que Napoléon eût répandu les valeurs des Lumières à travers l’ Europe, que les Juifs des diverses nations qui la composaient s’ enrôlèrent dans leurs armées, pour assumer tous leurs devoirs afférant à leur nouvelle condition de citoyens ou de sujets.

 Cependant, d’ un point de vue psychologique, il semble impensable que , tant dans les inconscients individuels que dans l’inconscient collectif groupal , l’ intégration du rejet, du mépris, des accusations variées et des châtiments récurrents de la part des populations environnantes,  –  toute cette dévalorisation imposée pendant tant de temps ,et l’ auto-censure qui en résulta,  se soient évaporées en un siècle sans produire d’effets persistants. L’un des témoignages majeurs en est « La haine de soi ,ou le refus d’ être juif » de Theodore Lessing, qui analyse le poids de la culpabilité dans l’ identité juive. Freud, influencé par la théorie lamarckienne, pensait que si, dans l’Histoire d’ un peuple, une catégorie d’ événements marquants se répétait régulièrement sur plusieurs générations, alors les traces psychiques inconscientes de ces événements en seraient transmises héréditairement, – ce que les recherches actuelles sur le rôle de l’ épigénétique par rapport à la génétique tendent à confirmer.

Soyons clairs: un million et demi de combattants juifs prirent part à la lutte contre les nazis, sans compter les partisans et résistants juifs, et nombreux furent les héros juifs anonymes des soulèvements comme celui du Ghetto de Varsovie , tandis que dans le Yishouv,  ou lors de l’Alyah clandestine, puis dans Tsahal, les nouveaux Hébreux montrèrent leur bravoure , leur détermination et leur dignité collectives . Il suffit cependant de visionner le documentaire  « Sobibor » de Lanzmann, pour saisir la mesure de ce que signifiait,  pour des Juifs , de s’ échapper de l’enfer en tuant ,  fut-ce leurs terribles bourreaux nazis…  Mais en-deca, et au fil des évolutions sociétales et géopolitiques, comment un sentiment de culpabilité de recourir à une stratégie existentielle obligée de violences guerrières, n’ aurait- il pas engendre chez les israéliens une sensibilité particulière aux maux qu’elle implique , y compris pour ses ennemis?

Les méandres de la culpabilité inconsciente.

Donc, si le père endeuillé d’ un fil assassiné préfère accuser le comportement collectif de sa nation plutôt que les assassins terroristes, c’est qu’il considère qu’il a été frappé d’ un châtiment mérité, d’où découle son attitude d’acceptation à connotation masochiste.  Bien que la logique sous- jacente a sa phrase suggère qu’ ailleurs non plus, le monde n’ est pas très sûr pour les Juifs, – sans doute, par conséquent, parce qu’ils ne sont pas non plus innocents là-bas, – la formule « le moins sûr au monde » accuse clairement le sionisme d’ avoir empire les choses. Remarquons que pareillement, c’est avec une certaine jubilation que les adversaires d’Israël se plaisent à souligner l’ échec du sionisme à supprimer l’ antisémitisme, comme l’ espérait Hertzl, comme si cela prouvait définitivement que l’ antisémitisme n’est pas produit par la détestation des Juifs, mais plutôt par la malignité qui caractérise ceux-ci et qui s’est transférée sur leur Etat, – ce qui pourrait servir de définition a l’ antisionisme.

Or, l’ inconscient faisant toujours d’ une pierre deux coups, et deux coups contradictoires selon les lois de l’ ambivalence du conflit interne qui s’ y joue, celui qui s’ auto- responsabilise des conséquences de la violence, en déniant avoir subi une attaque puisque c’est lui qui l’a provoquée, obéit également au désir d’éviter sa propre agressivité:  il préfère la refouler ou la cliver , plutôt que de l’ utiliser pour se défendre ou pour répondre. Car il redoute d’être envahi, déborde par ces pulsions négatives de haine et de vengeance,  qu’il accepte et justifie chez l’ autre, mais qui l’effraient en lui-même, parce qu’elles n’ont pas été élaborées, à cause d’un très fort interdit culturel, familial ou groupal. Une de mes connaissances, fille de survivants de la Shoah qui vivaient dans un kibboutz,  m’expliquait récemment que répondre par la violence,  dans quelque situation que ce soit, cela revenait,  pour elle et pour son environnement social,  à devenir comme l’agresseur, – et que l’ agresseur , tout agresseur, ne peut être que le nazi du passé. Ses parents attribuaient leurs tendances dépressives et leurs difficultés quotidiennes aux tragédies qu’ ils avaient traversées dans leur jeunesse, mais sans jamais énoncer de souvenirs précis, sans jamais rapporter leurs propres sentiments.  L’ horreur demeurait informe et confuse. Aussi leurs enfants ne réussirent- ils pas à établir d’ échelle dans l’emploi de la violence, puisque toute violence est pour eux de type nazi, et celle de Tsahal équivalente à celle d’Hitler.   De même , toutes les victimes sont innocentes et faibles, comme l’ était la génération de leurs parents. Ces personnes n’attachent aucune importance au contexte situationnel, et endossent-elles aussi systématiquement la causalité fautive de tout conflit, en prônant le pacifisme et en éludant l’éventuelle pertinence de relations conflictuelles. Inutile de préciser que la notion d’auto-défense relève pour elles du tabou.

En pleine période de terrorisme palestinien,  entre 2000 et 2004,  qui faisait exploser autobus et lieux publics, plusieurs fois par semaine, partout en Israël, un professeur de l’ Université de Tel-Aviv s’ insurgeait, a la télévision, contre les répliques militaires à ces attentats. Le journaliste ( Dan Margalit) lui demanda ce qu’il fallait faire à la place. La réponse fut: Rien, s’ asseoir au- milieu de la route et attendre. C’ est là l’ image du dépressif, a la pensée sidérée, paralyse par l’ angoisse de l’ impuissance et par la dépendance de l’agresseur, celle que Freud compare à l’ Hiflosigkeit, la détresse du nourrisson. S’il en est là, c ‘est qu’ il se prive de ses ressources pulsionnelles de vie , pour se replier sur son Moi Ideal éthéré, purifié et prêt au sacrifice. Mais ce sacrifice qui prêche par l’exemple de la passivité désarmée,  livrerait aussi à la mort l’ ensemble de ses concitoyens, et il semble bien que ce soit ce que vise son désir inconscient, complice de celui du terroriste.

 Cependant,  l’ auto-culpabilisation a la vertu secondaire de permettre une reprise du contrôle ,  car être coupable, c’est être responsable, et être responsable, c’ est  devenir maitre du jeu:  en effet, tout changement de conduite du coupable entrainera un changement de réaction d’ autrui. Ainsi le croient les enfants maltraites et les sujets domines:  s’ ils obéissent mieux la prochaine fois, le parent ou le conjoint n’ aura pas à les frapper, ou bien l’ agresseur s’ adoucira. Généralement, les enfants de parents psychologiquement immatures ou émotionnellement fragiles, développent ce comportement car, en l’absence de Loi clairement édictée,  fût-elle sévère, ils sont contraints à deviner constamment le désir imprévisible des adultes, en les observant pour détecter leurs humeurs et répondre à leurs attentes. De même, pour les pacifistes, il suffirait d’être attentifs aux demandes de l’ennemi, et de lui céder en s’y conformant ,  pour que s’ instaure aussitôt la paix : par conséquent,  tout ne dépend que de nous, affirment-ils. Dans ce cas,  le  comportement masochiste permet subtilement de dérober à l’ autre le protagonisme , ce qui enraye l’angoisse de la passivité, et conforte le narcissisme en sauvant l’image du Moi Ideal refusant le conflit. On perçoit une note de pureté fanatique chez certains membres d’ organisations pacifistes. Mais comme il faut bien que leurs pulsions agressives inconscientes s’expriment,  elles se dirigent vers leurs concitoyens juifs, qu’ ils accusent de causer et prolonger guerres et conflits .

On voit que l’attribution à l’Etat d’Israël du péché originaire de violence, découle à la fois de l’exigence de la culture juive traditionnelle, et de l’ombre terrifiante que le nazisme jette encore sur le présent. Il est par conséquent cohérent que s’opère, dans certains esprits, une identification spécifique des Palestiniens aux Juifs victimes de la Shoah. Du coup, les Palestiniens deviennent eux aussi des victimes absolues,  une fois encore sans aucune référence au contexte situationnel, et pas même aux données factuelles. Ici, l’ émotionnel  sert d’ outil de propagande. Or, nombre d’ israéliens membres d’ organisations propalestiniennes sont issus de familles touchées par la Shoah, qui,  le plus souvent, n’en racontèrent rien . En communion avec cette douleur muette , les générations suivantes , sans doute pour tenter une réparation du passé,  comparent, puis substituent les Palestiniens à leurs ascendants . Ensuite, logique de la culpabilité oblige, comme il faut bien des nouveaux -nazis face aux nouveaux-juifs, les soldats israéliens en tiennent lieu.  Les métaphores sont directes: Nourit Peled taxe l ‘ occupation de Gaza d’ «  apogée du pogrom…aux portes de l’ enfer », sans les « Justes du monde pour sauver les victimes de Gaza »,- autrement dit, les victimes de Gaza le sont encore davantage que les victimes du nazisme . Le Pf Haim Bereshit, installé à Londres ou il est devenu l’ un des instigateurs de BDS, affirma, face à une organisation musulmane liée à l’ Iran, qu’ « Israël a commis plusieurs fois un génocide », qu’ « Israël prévoit un génocide à Gaza et au Liban », et « un nettoyage ethnique de la Palestine ». Le registre sémantique révèle, dans ces deux exemples, la scène fantasmée qui le nourrit, – fantasmée, car on s’attendrait plutôt à ce que des gens sachant la réalité des camps d’extermination, ne l’ amalgament pas avec des situations qui peuvent être difficiles et traumatisantes, mais qui n’ en demeurent pas moins incomparables quant aux buts, aux contenus et à l’ intensité. Malgre cela, au niveau inconscient, comme nous l’ avons déjà vu, un seul scenario d’exactions extrêmes s’ impose.

Ces israéliens post-sionistes investissent les ennemis de leur pays comme des objets relationnels privilégies, au point de se focaliser obsessionnellement sur eux, en oblitérant les problèmes de leurs concitoyens, mais aussi ceux d’autres populations en guerre dont le sort devrait les émouvoir tout autant. Baisser l’ intensité de ce lien, ce serait pour eux se détacher d’un objet interne primordial, d’une partie de leur monde émotionnel probablement relié à leur enfance. Parce que le récit de la Shoah, relevant du familial ou du collectif,  ne parvient pas à être métabolisé mentalement, parce qu’il demeure dans le ressenti confus , il n’ appartient pas à la mémoire du passé mais a l’ inconscient intemporel, ou il agit comme un trou noir cosmique, attirant a lui dans l’ inconscient les perceptions des événements extérieurs. C’ est une sorte de hantise, dans la conscience, de réminiscences de paroles et d’images opaques, saisies sous forme de perceptions extérieures , presque sur un mode hallucinatoire. Par exemple, Guidon Levy, journaliste connu au Haaretz pour ses positions hostiles a pratiquement tout ce qui porte le sceau d’Israël, semble transférer vis-à-vis des Palestiniens une culpabilité inconsciente de n’ avoir pas été là quand ses parents, tous deux survivants de la Shoah, avaient besoin qu’ on les protège. Après que l’armée eût détruit la maison d’ un terroriste qui , lors de l’ arrestation de la cellule à laquelle il appartenait, à Ramallah, avait tué un soldat israélien en l’écrasant sous un bloc de pierre , il écrivit : « Un combattant pas moins courageux que les soldats de Tsahal[ ], un combattant qui ne possède ni armée ni uniforme ni arme sophistiquée , finira ses jours en prison et sa famille sera jetée à la rue.», donnant la vision d’ un personnage héroïque et misérable à la fois, seul et démuni face à des persécuteurs,  – vision bien éloignée de la scène de terrain, mais évoquant plutôt un ghetto brutalement liquide. Quand il dénonce « la cécité des israéliens », G.Levy ne parle-t-il pas de sa propre cécité,  qu’il projette sur ses concitoyens, et qui lui fait effacer, ignorer, les vraies victimes antérieures des terroristes et le soldat israélien tue?

Le processus peut même aller jusqu’ au déni total de toute référence aux événements passes, comme si la Cause, au sens politique du terme, avait été choisie d’ une façon aléatoire: un jeune- homme très actif dans une ONG israélienne d’ extrême-gauche, dédiée a constamment traquer les soldats israéliens,  parut fort étonné que je lui demande si le motif de ce volontariat dévoué était un sentiment de culpabilité; il répondit que n’ étant pas ne lorsque «  tout cela était arrivé »,  il n’ avait pas d’avis sur la question palestinienne, et à propos de la Shoah, que ses grands-parents affirmaient qu’ il valait mieux «  ne pas s’ en souvenir » . Par conséquent, il se contentait d’ être dans l’acting out, dans l’agir selon des pensées inconscientes clivées de son Moi, sans aucune affectivité. Mais il était très attache au groupe de l’ONG, qui lui au- moins, évoquait, à propos des Palestiniens, ce dont il ne fallait pas se souvenir.

 La colère contre l’ Etat ressemble à une rébellion contre le Principe du Père, contre son autorité vécue comme tyrannique et injuste,  c’est à dire, comme l’ analyse le psychanalyste Bela Grunberger, contre le Père écrasant pour le narcissisme du petit enfant, avec qui il est impossible de se mesurer et qu’ il est consolant d’accuser et de mépriser.  S’en prendre aux « mythes » nationaux concernant les pionniers,  les victimes de la Shoah, les combattants des guerres d’Israël, revient à attaquer des modèles qu’il est difficile d’ égaler, en les défiant,  en transgressant les valeurs du pays qu’ ils ont bâti et défendu, et en les dépouillant de leur statut d’exemplarité. Un court film obscène montra, il y a quelques années, une femme à l’allure de vampire , éructant en hébreu, devant le Memorial de Yad VaShem , combien les Juifs s’étaient réjouis de “ leur Shoah” dont ils se servirent si bien pour extorquer leur pays. C’était anéantir une fois encore , symboliquement, les victimes. Les fils des rescapes de la Shoah n’ont souvent pas pu s’ opposer à leurs parents dans la quotidienneté des conflits intra-familiaux , pour ne pas leur infliger un mal supplémentaire. Le conflit inter- générationnel a été impossible plus encore qu’ interdit , et doit donc, plus tard , pour se manifester, être transposé au plan socio- politique.

  Quant aux israéliens post-sionistes issus des groupes juifs séfarades et moyen- orientaux, l’ identification aux Palestiniens peut passer par une proximité de l’identité culturelle arabe , parfois sciemment assumée , voire revendiquée comme marqueur référentiel groupal. Or, l’  identité arabe se présentant comme victime historique du colonialisme occidental,  le registre sémantique redouble la stratégie manichéenne intentionnelle : la colonisation renvoie au colonialisme , aux rapports entre dominants et domines, entre blancs et noirs.  Le ressentiment inconscient envers des parents qui ont déchargé sur leurs enfants le poids de leurs souffrances et de leurs frustrations, se transfert ici aussi au plan politique et, une fois de plus, tout en prétendant les venger,  s’ en prend à ce qu’ ils ont construit, et aux valeurs juives traditionnelles qu’ils ont souvent fidèlement portées.  On se trouve donc dans une galerie des glaces des multiples identifications inconscientes, ou les reflets sont divers et mouvants au gré de la complexité des ambivalences relationnelles.

Il faut encore ajouter une source de culpabilité particulière aux parents israéliens, cette fois consciente: celle de mettre en danger la vie de leurs enfants en les envoyant a l’ armée. Ces parents ressentent qu’ ils doivent à leurs enfants leur sécurité , ce qui constitue une considérable épreuve psychologique et morale. C’ est ce thème qu’ a étudié Dana Olmert, de l’Université de Tel-Aviv, chez plusieurs romanciers israéliens qui se focalisent sur la maternité envers les fils, et sur ce que les mères considèrent avoir la légitimité de ressentir , partagées entre l’ éthique de servir la nation,  et leur désir maternel protecteur.  Depuis la fin de la Première Guerre du Liban,  accélérée par la pression du groupe des Quatre Mères, le comportement individualiste l’ emporterait.  Il s’ agit d’un dilemme grave,  méritant un débat général et approfondi,  qui oppose le Droit de l’individu a celui de la Cite, comme déjà dans l’Antigone de Sophocle. Cependant, le livre donne à penser que ces juives israéliennes sont complices de ce que l’auteure appelle “l’idéologie du pays”, comme si ne le cernaient pas des dangers objectifs .  Dans cette optique, une psycholinguiste du College Beth Berl, conversant un jour avec une psychanalyste française, n’hésita pas à les comparer aux mères arabes, dont son interlocutrice s’étonnait qu’elles puissent se réjouir de la mort de leurs fils dans les attentats qu’ils perpètrent. Ce discours pervers , puisqu’ il use d’une équivalence fallacieuse et malveillante, détachée de toutes références causales et contextuelles , semble infiltre par une imago maternelle archaïque toute-puissante, tantôt rassurante et tantôt dévoratrice, comme peut le paraitre un Etat militariste a ses citoyens.

Une histoire de famille.

 Le sentiment de culpabilité pathologique est un lourd fardeau, qui met en échec la conscience. Il engendre la haine du Juif inclus dans le Moi. Pour l’en extirper,  l’ israélien post-sioniste, comme le Juif antisémite, entreprend de montrer combien il est différent de son groupe culturel d’ origine. Et devient à son tour persécuteur de cet intolérable semblable.  En dénonçant publiquement, médiatiquement, sur les réseaux sociaux, à la tribune de l’ONU et partout où il le peut, les forfaits de l’Etat d’Israël et la cruauté de son armée, il prouve, selon la formule consacrée, qu’on peut être israélien autrement. Il entre enfin dans la communauté universelle , qui non seulement le jugera dorénavant à la même aune que les autres humains, mais lui sera reconnaissante de porter témoignage contre son propre peuple,  et de lui fournir les meilleurs arguments pour sa détestation, grâce à la connaissance intime qu’ il en a . C’ est le fameux    « en tant que juif » des Alter juifs, remarquablement analyse par Muriel Darmon. Par sa protestation d’ innocence et sa bonne volonté délatrice devant les Juges du monde,   cet antisioniste  «  fait-maison »   purifie et grandit son Moi. Sous les félicitations, il finit souvent par se persuader de ses allégations, dont la force de conviction s’apparente à une foi par le fait d’être sous- tendue de désirs inconscients , et peut mener au fanatisme par rejet de tout ce qui vient les contrarier. C’est la source des falsifications , de la propagande mensongère, des trucages et des montages médiatiques, des manipulations et des sophismes a l’air de bouffées délirantes.

L’art , domaine par excellence de la subjectivité, s’adresse à la communauté humaine toute entière, et le succès de l’artiste post-sioniste consiste à être loué par le vaste public des représentants en tous genres des ennemis d’ Israël:  combien de films , musiques,  livres, spectacles au label israélien, doivent-ils l’accueil enthousiaste dont ils jouissent à l’étranger, au- moins autant à l’expression d’une dénigration systématique de leur pays qu’ à leurs qualités intrinsèques? Le nouvel-historien Shlomo Sand aurait-il acquis une telle notoriété en France et en Europe s’ il n’avait porté la bonne nouvelle de l’ inexistence du peuple juif, puis de celle de sa Terre? Cette même Terre que l’archéologue Israel Finkelstein s’efforce de déconnecter du récit biblique, pour en effacer les Hébreux. Avraham Burg, dont Eric Rouleau ( du Monde) loue « l’autre judaïsme », humaniste et non plus raciste, proclama un temps sa nostalgie du bonheur connu par ses ascendants dans une Allemagne fantasmatique, qui recouvre et remplace la Terre Promise. Cite par Muriel Darmon, Daniel Bensaid se réfère à « l’ antisionisme universaliste du Juif-non-juif », que j’entends comme le Juif qui, se percevant haïssable pour tous, et ne pouvant plus le supporter, aliène son propre Moi et œuvre à l’éradication des Juifs et de leur Etat. Quant à Shlomo Sand, il s’ est supprimé comme Juif.

Curieusement la plupart de ces post-sionistes reviennent au pays.  Pourquoi s’infligent-ils ce désagrément, plutôt que d’aller logiquement couler ailleurs des jours tranquilles? La réponse est peut-être dans une brève remarque de Pierre Palmade : « C’est étrange, ce lien familial…ou on s’agace ». D’autant plus que ce mode de fonctionnement de l’agacement ne fait que renforcer le lien, puisque la violence du conflit est ce qui , paradoxalement, marque qu’ on ne peut le rompre.  Comme à l’adolescence, il ne leur suffit pas de rejeter les valeurs de leur détestable famille:  encore faut- il qu’ ils la harcèlent pour qu’elle leur reconnaisse le pouvoir de la perturber. Alors qu’ une authentique opposition politique participe à la gestion du destin national , le but du post-sionisme est de détruire de l’intérieur l’essence- même de la nation. Là est la démarcation entre une critique raisonnée et la haine du pays.

« La petite Mère nous tient bien », disait Kafka de Prague, sa ville . Dans leurs diverses diasporas, les Juifs, déjà conditionnes par leur culture, ont développé des structures familiales d’autant plus centrales et pérennes qu’elles jouaient le rôle de havre dans un environnement hostile. On peut même penser que , devenus citoyens des pays où ils vivaient, ils le furent presque toujours avec une fidélité inconditionnelle, car ils transféraient sur la nouvelle appartenance leur traditionnelle conception familiale .  L’ immense majorité des israéliens juifs a amplement prouvé combien ce lien se manifeste avec force à chaque épreuve collective, – et pas moins au quotidien, dans la façon qu’ ils ont de s’y agacer!

Deux réalisateurs de film israéliens viennent d’être primés a l’internationale. Le premier,  Gay Nativ, donne, dans son « Magic Men »,  une leçon contre le racisme, en hommage à ses grands-parents survivants de la Shoa, à travers une dissension sur la religion entre père et fils, – il est fier d’être israélien mais habite Los Angeles. Le second, Nadav Lapid, conte son propre rejet de sa nationalité, de son pays, même de sa langue maternelle, – il est pourtant rentré à Tel-Aviv. Il dit: « Synonymes est un film qui pourrait être considéré comme un scandale en Israël…Et j’espère que les gens pourront comprendre que la fureur, la rage, l’ hostilité, la haine et le mépris arrivent seulement entre frères et sœurs, quand il y a un attachement solide et de fortes émotions ». A chacun de nous de décider laquelle des deux situations présente la meilleure résolution du conflit familial-national.

La voie d’ un agrippement par la haine est sans conteste celle qu’a choisie Amir Hetsroni qui, après avoir comparé Israel à la Corée du Nord , puis injurie les soldats tombes lors des guerres , a quitté le pays , « à cause de ce qu’on lui a fait », a-t-il dit par une identification projective paranoïaque de sa propre violence sur l’environnement;  il a promis de mener ailleurs   « la propagande anti-israélienne la plus virulente possible ». Dans la même veine, le musicien Guilad Atsmon, petit-fils d’ un officier de l’Irgoun mais fils d’une mère antisioniste,   court le monde pour y proclamer que  « la judéité est une idéologie qui mène le monde à une catastrophe… ».  Dans ces deux cas, la pulsion de mort perce dans les actes et sous les signifiants , réceptacles d’une angoisse transgénérationnellement transmise. Ils tentent de la conjurer en se plaçant désormais du bon cote du monde, qu’ils alertent inlassablement contre l’essence mortifère de leur propre origine.

Effets psycho- sociologiques.

En 1985, le psychologue Moscovici a élaboré le concept d’ « Influence minoritaire latente et différée » au sein d’une société. Avant que la majorité d’une population se fasse , ou non, réceptive à un courant minoritaire , encore faut-il d’abord qu’elle le comprenne, donc qu’elle en prenne suffisamment connaissance pour pouvoir en traiter l’information. C’est ce qui se passe habituellement dans une démocratie grâce aux médias, aux arts, aux débats intellectuels, quand peu à peu s’enclenche un processus d’intégration , puis d’ appropriation d’ idées jusque là marginalisées. Certes, il demeurera ,dans la majorité , des groupes qui invalideront totalement le nouveau courant d’ d’opinion, mais Moscovici postule le paradoxe suivant: à long terme,  lorsque le sujet se défend d’un agent d’influence au plan conscient , le risque qu’il en soit influence au plan inconscient augmente. L’explication me semble en être que, d’ extérieur, le dilemme se change en conflit interne, et se dépolitise graduellement pour se psychologiser. Dans la population plus ouverte au nouveau discours, va se produire une accoutumance progressive jusqu’a l’ impression de normalité. La théorie de la Dissonance cognitive de Leon Festinger ajoute que, si la pression d’ un nouveau consensus social amène le sujet à agir petit à petit contre ses convictions, il est alors porte à justifier ses actions , et à l’étape suivante, à adapter ses convictions à ses comportements.

C’est ainsi que , surtout depuis les Accords d’Oslo, s’est opérée une inclusion de la perspective palestinienne dans le système conceptuel politique israélien. Le vocabulaire en témoigne: qui ne sait aujourd’hui ce qu’ est la Nakba? Non seulement le post-sionisme ronge les mythes sionistes, mais il implante les mythes palestiniens en parallèle. Les comportements post-sionistes sont métabolisés de plus en plus vite par la société. Quand,  pendant l’opération militaire à Gaza de 2014  (Tzuk Eitan) en riposte aux missiles du Hamas, un étudiant du College Sapir de Sderot fut contraint par un enseignant d’ aller ôter son uniforme de soldat,  l’opinion publique s’ indigna , les médias en débâtirent.  Mais il y a peu, quand un incident du même genre se répéta à l’ Université Hébraïque avec une soldate, seuls des membres de l’ organisation Im Tirtzu manifestèrent,  la direction de l’Université les qualifia d’ extrême-droite, et retourna la situation en dénonçant la violence des réseaux sociaux envers l’enseignante impliquée. Et le dossier fut refermé. Quand des acteurs, ou une chanteuse , traitèrent de nazis les soldats de Tsahal, l’attention médiatique se détourna du contenu pour interroger les limites de la liberté d’expression. Et quand en 2018 l’Université de Beer-Sheva supprima, pour les seuls étudiants arabes, les tests psychométriques d’admission, un étudiant juif écrivit sur Facebook: « Nous sommes discrimines, et qui se souciera de nous qui avons donné trois ans de notre vie (à l’armée)? »  L’historienne au Département Politique Renée Poznanski commenta ainsi les protestations: « Le régime démocratique en Israël s’ enlise », sans se demander si ce n’était pas le décret académique qui était antidémocratique.

 « A la lecture du quotidien Haaretz, on pourrait croire que la moitié du pays est post-sioniste »,ironise l’ historienne du Sionisme Anita Shapiro. Ce qui, à l’évidence, est un effet de loupe médiatique trompeur. Malgre cela, les facteurs inconscients que nous avons vus à l’œuvre ne doivent pas être minimisés, car seul, un ample débat national parviendra à démonter à son tour la mythologie post-sioniste, habitée par ce que le philosophe et sociologue G. Rabinovitch appelle  «  la pulsion de destruction ». Et permettra alors la valorisation réaliste d’un Etat et d’un peuple qui, s’ils n’avaient tous deux pour nom Israel, seraient ériges en modèles universels.

© Rachel Israël

Rachel Israël, psychanalyste, est membre de Schibboleth et secrétaire générale de l’Association France-Israël de victimologie IZHAK (Tel Aviv).


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