Sarah Cattan a lu : La disparition de Josef Mengele

Ecrivain, scénariste, journaliste au Point, Olivier Guez, dont le roman La Disparition de Josef Mengele[1]  vient de sortir, a minutieusement expliqué son projet.

Le défi que se lança cet homme fasciné par la tragédie nazie ? Ne pas devenir la marionnette de Josef Mengele en donnant à celui qui symbolise le mal absolu et à son projet funeste une audience supplémentaire : j’allais devenir son marionnettiste, en racontant sa fin : l’idée, c’était de lui passer une corde autour du cou et au fur et à mesure, de la tendre, pour raconter son agonie.

Après s’être intéressé à la reconstruction des victimes[2], et dès lors sur la piste du bourreau jamais attrapé et donc jamais jugé, l’auteur, aidé par un travail commencé depuis une dizaine d’années, se colle à cette obsédante question : que s’est-il passé en Europe de 1914 à 1945 pour qu’un continent ait pu se mutiler jusqu’à s’auto-infliger 85 millions de morts.

Deux parties, le Pacha, puis Le Rat, vont emporter le lecteur dans l’odyssée dantesque du docteur, l’auteur l’ayant averti, dans un épilogue consacré à ses sources, que si certaines zones d’ombre ne seraient jamais éclaircies, seule la forme romanesque lui avait permis d’approcher au plus près la trajectoire macabre du médecin nazi : 3 ans de recherche furent nécessaires, c’est dire que le lecteur est face à un roman infiniment proche du travail d’investigation.

A bord du North King, un certain Helmut Gregor devine, après trois semaines de traversée, les rives de Buenos Aires : c’est que l’Argentine est devenue pour certains terre d’accueil et havre de paix[3], tant Perón, fasciné par le modèle fasciste et l’organisation nazie, est désormais persuadé que la guerre froide va dégénérer en  une 3ème guerre mondiale et que l’URSS et les Etats-Unis vont disparaître de la carte, offrant à l’Argentine un coup formidable à jouer.

Grand chiffonnier, Perón fait lui aussi les poubelles de l’Europe, accordant asile et l’espérance d’un quatrième Reich aux rebuts de l’ordre noir, ces fascistes convaincus qui y croient encore. Il les a donc recrutés, les meilleurs techniciens nazis d’après guerre, ceux qui mirent la science au service de la barbarie.

1949. Le voilà donc, abrité derrière des pseudonymes successifs, l’ancien médecin tortionnaire d’Auschwitz, coupable d’expérimentations atroces sur les déportés, ce symbole de la cruauté nazie. Le voilà, débarquant dans la bienveillante Argentine de Perón, assuré qu’il est de pouvoir s’y inventer une nouvelle vie : c’est pile poil le temps béni où le monde entier veut les oublier, les crimes nazis.

Ange de la mort

Lui. Mengele. Jadis  jeune médecin généticien fort aimé de ses patients, avant qu’il basculât  dans les ténèbres, sélectionnant, torturant, mutilant un grand nombre d’enfants, femmes et vieillards  majoritairement juifs arrivés par train de toute l’Europe, ces larves à éradiquer,  et procédant sous un bien maigre alibi scientifique. C’est que ce médecin bavarois affecté au camp d’Auschwitz-Birkenau les possède, les qualités pour faire carrière sous le nazisme : ambition, obéissance, et absence d’empathie. Celui qui fut qualifié d’ange de la mort choisira dans le lot ceux qui serviront à ses expériences innommables visant à montrer la supériorité de la race aryenne. Il a ses préférences, savez-vous, passionné qu’il est par la gémellité ou encore les yeux bleus, qu’il épinglera dans son bureau, et d’ailleurs regardez-le diriger le funeste tri : En moto, à vélo et en auto, il circulait parmi les ombres sans visage, infatigable dandy cannibale, bottes, gants, uniforme étincelants, casquette légèrement inclinée. Croiser son regard et lui adresser la parole étaient interdits ; même  ses camarades de l’ordre noir avaient peur de lui. Sur la rampe où l’on triait les juifs d’Europe, ils étaient ivres mais lui restait sobre et sifflotait quelques mesures de Tosca en souriant. Ce bras droit d’Hitler qui se considérait comme un visionnaire de la science tria ceux qui mourraient de mort lente induite par le travail forcé, ceux, inaptes, qui seraient immédiatement gazés, et s’en réservait certains pour son propre laboratoire alimenté en matériel humain adéquat, entendez nains, géants, estropiés, jumeaux, à l’instar de ce père bossu et son fils boiteux descendus d’un convoi venu du ghetto de Lodz, et expédiés au crématorium numéro un pour un examen tout particulier : Les squelettes du père et du fils seront emballés dans de grands sacs et expédiés au musée anthropologique de Berlin avec le cachet : “Expédition urgente, défense nationale”.

Ainsi, celui que l’auteur décrit le front proéminent, un trou entre les dents, le regard perçant et des sourcils méphistophéliques se distingue toutefois de ses collègues par un indicible zèle et le sadisme effrayant qu’il apporte à ses expériences, charcutant, disséquant, torturant et brûlant ceux qu’il s’était réservés, leur infligeant dans la salle de dissection ponctions lombaires et piqûres de chloroforme dans le cœur,  tout en menant, parallèlement, une petite vie normale: Malgré l’ampleur de sa tâche, l’arrivée de 440 000 juifs hongrois, ils avaient connu une seconde lune de miel. Les chambres à gaz tournaient à plein régime ; Irène et Joseph se baignaient dans la Sola. Les SS brûlaient des hommes, des femmes et des enfants vivants dans les fosses ; Irène et Josef ramassaient des myrtilles dont elle faisait des confitures.

Cette vie quasi sereine, Mengele réussira à la mener des années durant à Buenos Aires, s’intégrant à la société nazie, travaillant : plusieurs circonstances favorables propres à l’après-guerre ont fait de Buenos Aires le refuge de tous les grands génocidaires de la planète : l’Argentine des Nazis, sous la protection de Perón, leur est une cache parfaite pour échapper au procès que ne manquerait pas de leur faire l’Histoire. Ils sont tous là, souvent sous un faux nom, se fréquentant, faisant des affaires, ne doutant de rien, nourrissant même des illusions de reconquêtes, assumant haut et fort leur passé génocidaire : Mengele, d’ailleurs, ne débarque-t-il pas avec une mallette remplie de seringues hypodermiques, d’instruments chirurgicaux et d’échantillons de sang. Celui qui se fait appeler Helmut Gregor, portant moustache et cheveux gominés, s’installera dans l’un des beaux quartiers de la ville, ayant bénéficié de complicités et s’étant enrichi grâce à sa famille et à la filière nazie,  dirigeant une fabrique de meubles et pratiquant des avortements.

Les fréquentations de l’ingénieur de la race? Adolf Eichmann, qui donne des conférences très prisées sur la solution finale dont il fut l’un des artisans, celui-là qui enfermait des juifs dans leur synagogue avant d’y mettre le feu, cet autre qui fit gazer des milliers de handicapés, ou encore Klaus Barbie, le boucher de Lyon qui  prospérait, lui, en Bolivie.

Dans une lettre lui annonçant le décès de son frère, le père de Josef Mengele lui raconte que les Alliés suspendent les poursuites judiciaires pour crimes de guerre et laissent d’anciens nazis occuper des postes importants au gouvernement : La guerre froide leur ouvre les yeux. Et nous, Josef, nous oublions la guerre, nous nous attelons à la reconstruction et allons de l’avant. Nous verrons comment ce vieux con d’Adenauer va mener sa barque. Je vous le dis : ils y croient à nouveau.

La complaisance du régime des Perón pour la communauté nazie qui se reconstitue en Argentine aide ces individus à se refaire: A la fin des années 1940, Buenos Aires est devenue la capitale des rebuts de l’ordre noir déchu. S’y croisent des nazis, des oustachis croates, des ultranationalistes serbes, des fascistes italiens, des Croix fléchées hongrois, des légionnaires roumains de la garde de fer, des vichystes français, des rexistes belges, des phalangistes espagnols, des catholiques intégristes; des assassins, des tortionnaires et des aventuriers : un Quatrième Reich fantôme.

Cette atmosphère est décrite dans une première partie au titre explicite : Le pacha, et c’est ainsi que jusqu’en 1960, Mengele  s’amuse et s’enrichit, va au théâtre, au cabaret, au dancing, et fréquente les prostituées. Il reprend même son vrai nom et va faire du ski en Suisse.

Le rat

Mais au bout de dix ans, tout change, et une deuxième partie, Le Rat, raconte d’abord la capture d’Adolf Eichmann, à Buenos Aires, en 1960, par le service du renseignement israélien du Mossad. Simon Wiesenthal, le chasseur de nazis, se mêle à la traque : dès lors, l’errance de Mengele ne connaîtra plus de répit : constamment aux abois, il ira de planque en planque, entouré d’une meute de chiens, perché sur le mirador qu’il fit construire pour guetter les dangers qui le menacent, désormais isolé, déguisé, dévoré par l’angoisse d’être jugé et exécuté comme Eichmann, mais n’éprouvant jamais un soupçon de repentir. Voilà notre homme au Brésil, vieilli, mais toujours en proie à sa meurtrière folie antisémite : il s’appelle désormais Peter Hochbichler, et sombre dans une terrible paranoïa, écoutant toutefois les opéras qu’il affectionne et ne quittant plus les cahiers sur lesquels il consigna ses terribles expériences.

Trente ans de cavale. Comment a-t-il pu passer, trente ans durant, entre les mailles du filet international ? C’est, entre autres raisons, que le patron du Mossad ordonnera de suspendre sa traque pour se consacrer à celle d’un enfant, Yossele, enlevé à des parents juifs laïcs par un grand-père ultra-orthodoxe, cette affaire mettant Israël est au bord d’une guerre civile opposant laïcs et orthodoxes. La traque des nazis laisse place ensuite à la lutte contre les ennemis arabes de l’Etat hébreu : devant la menace syro-égyptienne, la capture de Mengele passe au second plan.

La banalité du mal

Il mourra, en 1979, sur une plage du Brésil. Sa mort, tenue longtemps secrète afin de protéger tous ceux qui l’aidèrent, ne sera officialisée qu’en 1985, quand le squelette du monstre qui sera privé de sépulture sera identifié.

Olivier Guez ? Il aura tenté de comprendre comment un homme peut glisser de l’humanité à l’inhumanité, la question de la banalité du mal chère à Hannah Arendt étant au centre de sa réflexion.

Des esprits chagrins reprocheront un livre de plus, un roman de surcroît, sur un criminel nazi ! Nous répondrons que l’œuvre de Guez participe au refus de l’oubli. Restera comme un pansement là où le procès n’eut jamais lieu, sinon en forme de simulacre au mémorial de l’Holocauste de Yad Vashem, à Jérusalem. Résonnera comme un appel renouvelé à nous tenir éveillés, car, si comprendre la haine nazie est impossible, la connaître est nécessaire, parce que ce qui est arrivé peut recommencer, nous a prévenus Primo Lévi. Et n’est-ce pas à cet effet que l’auteur, en exergue de La Disparition de Josef Mengele, cite Czeslaw Milosz[4] :

Toi qui as fait tant de mal à un homme simple
En éclatant de rire à la vue de sa souffrance
Ne te crois pas sauf
Car le poète se souvient.

Lisez-la, la traque de ce tortionnaire, dont l’auteur confia qu’il ne souhaitait à personne d’avoir à se lever, chaque matin, en pensant à Mengele, ce personnage abject, d’une médiocrité abyssale : Je montais sur le ring. Je l’affrontais. Les six premiers mois, il m’arrivait de crier son nom la nuit. 

Sarah Cattan

[1] La Disparition de Joseph Mengele, Olivier Guez. Paris. Grasset. 2017.
[2] L’Impossible Retour — Une histoire des juifs en Allemagne depuis 1945
[3] Entretien avec R. Honigmann pour Akadem.
[4] Poète polonais.

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1 Comment

  1. Quand même, Eichman capturé par le Mossad en Argentine puis jugé et condamné à mort à Jérusalem, Barbie traqué, dévoilé et emprisonné à l’étranger, puis livré à la France qui le condamna à la prison à vie,-ce sont deux actes qui étaient très difficiles à mettre en oeuvre, que l’échappée de Mengele ne doit pas amoindrir.

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