Houellebecq dans Sérotonine : « le bonheur comme une rêverie ancienne » par Sarah Cattan

Chaque bouquin de Lui est un événement. Il est l’un des écrivains français les plus lus dans le monde.

Il faut, paraît-il, avoir lu Houellebecq. Pour en dire pis que pendre. L’encenser exagérément. Choisir son camp en somme tant L’homme ne laisse personne indifférent : je gage qu’il en est même qui vous donneront leur avis sans l’avoir lu : je fis partie des privilégiés qui reçurent Sérotonine, et moi je n’avais jamais vu qu’un écrivain suscite quelque 4 ou 5 papiers dans un même media. Avant même que ne sortît l’ouvrage.

C’est qu’on peut à son sujet gloser à loisir. D’abord rappeler Soumission. Discuter du fait qu’il ait été fait Chevalier ce 1er janvier. Batailler sur sa supposée admiration du protectionnisme trumpien[1]. Les plus malhonnêtes iront même vous dire que notre homme fut partisan d’une guerre civile contre l’islam et affirment qu’il vota pour la mégère. N’est-il pas, Claude Askolovitch, qui, parce qu’il n’aura pas supporté le succès d’un écrivain dont la sombre lucidité le dérange, outre que sans doute il entra avec lui dans l’isoloir, tempête et s’indigne[2] qu’on décorât… un méchant. Qu’on le prît pour le moraliste du siècle. Houellebecq ! Ce conteur cynique ayant épousé la banale détestation de son temps. Un lettré dévoyé.

Bref. Un Askolovitch qui s’offusqua donc qu’on eût pu offrir cette breloque à un tel personnage signe que des Français de confession musulmane dev[aient] se faire à l’idée que leur tristesse ne compt[ait] pas.

Ça, c’est l’aigreur de cet homme qui s’indigna tout récemment, à propos des Gilets jaunes, qu’on l’obligeât à penser en Juif.

D’autres, moins lettrés les bienheureux, amateurs de presse people, vous conteront tout simplement à propos de l’auteur de Sérotonine[3] son récent mariage Et moi je pourrais même vous dire le nom de son agent. Oui il a un agent. Une star quoi. Une rock Star fan d’Iggy Pop pour tout arranger.

J’en sais même qui l’aimaient tant qu’ils me firent jadis découvrir ses recueils de poèmes…

Avant même qu’il parût, son auteur nous fâcha toute une ville et même une région : Niort C’est moche Les enseignants savaient tous que c’était là que siégeait la MAIF. Leur assurance. Quoi ? Seulement Niort ? Nous ne disputerions donc cette fois Ni sur l’islam Ni sur la supposée misogynie de ses personnages sexuellement frustrés Ni sur le féminisme discutable de l’auteur Ni de ses accointances fantasmées par ses contempteurs avec l’extrême droite. Comme si Houellebecq était un militant. Dites-leur, à ceux-là, combien il aime à regarder Top Chef et comme il est ébloui par les allées d’un Leclerc.

Futurs lecteurs, je sais que vous n’êtes guère inquiets : le ton est là. L’extra-lucidité de l’écrivain. Après avoir écrit sur la médiocrité sexuelle et sentimentale de notre société libérale contemporaine[4], les excès de la génétique[5], la question de la France périphérique[6], il aborda la vulnérabilité des sociétés occidentales face à l’islamisme[7]. Voilà qu’aujourd’hui Houellebecq traite de la question écologico-sociale, entre révolte des zones non-urbaines et destruction de l’agriculture traditionnelle. Je n’en sais aucun capable de saisir ainsi la France contemporaine. Si à la fin de Soumission, le narrateur, François, se convertissait à l’islam pour survivre, quatre ans plus tard, il s’appelle Florent-Claude. C’est un quinqua. Et il va encore un peu plus mal. Inapte au bonheur qu’il est. Le tout passé au scalpel. Socialement. Individuellement. Intimement. Plus dans l’actu, tu meurs.

Car il est d’abord là le sujet de Sérotonine : Cette souffrance sociale. Ces violences économiques. Qui en laissèrent tant au bord de la route. Traités de manière houellebecquienne : sans que jamais il en fît une fresque.

Après Soumission, qui évoquait un pays gagné par l’islamisme et trouva le moyen de paraître à la veille des attentats de janvier 2015, Sérotonine , juste une fiction, met en scène, en pleine crise des Gilets jaunes, un agronome témoin du désarroi de la France agricole et de la révolte désespérée de ses laissés-pour-compte. C’est lui le narrateur. Un narrateur dont la vie intime nous est dévoilée : Ressassant ses conquêtes perdues à jamais, il erre. Enlisé dans un état dépressif que l’on découvre généré par ce capitalisme mondialisé dont les effets se déployèrent bien au-delà de la sphère économique. Et elle est là, la Houellebecq touch. Dans cette inaptitude. Celle de l’informaticien d’Extension du domaine de la lutte. Qui déjà lui aussi se consacrait sans ardeur à la quête d’un possible bonheur : le sien.

Il a notre âge. Comme beaucoup de nous Il a un psy : Le docteur Azote. Lequel lui prescrit de la sérotonine. Un neurotransmetteur impliqué dans la gestion des humeurs. L’hormone du bonheur. Celle dont on nous dit qu’elle est hyper efficace et dont chacun sait qu’elle reste une béquille nécessaire. Ce sera donc du Captorix. Lequel joue son rôle : Ce qui était définitif, il le rend passager ; ce qui était inéluctable, il le rend contingent. […] Il ne donne aucune forme de bonheur, ni même de réel soulagement […] Transformant la vie en une succession de formalités Il permet de donner le change.

Florent-Claude Labrouste, déchiré par le gâchis irréversible de sa vie amoureuse, traverse une France autant déprimée que lui. Vidée de surcroît de tout sens moral. Un monde duquel Dieu se serait absenté. Emportant avec lui croyances et espérance : Dieu est un médiocre […] tout dans sa création porte la marque de l’approximation et du ratage, quand ce n’est pas celle de la méchanceté pure et simple, bien sûr il y a des exceptions², la possibilité du bonheur devait subsister ne fût-ce qu’à titre d’appât.

Sauf que, amis croyants ou agnostiques, -et est-ce du lard ou du cochon, du cynisme De l’ironie ou un grain de pudeur- Sérotonine se clôt sur ces lignes : Ces élans d’amour qui affluent dans nos poitrines jusqu’à nous couper le souffle, ces illuminations, ces extases, […] sont des signes extrêmement clairs que Dieu s’occupe de nous en réalité. Mais voilà : ce Dieu, on l’aurait agacé, insupporté, découragé, avec nos cœurs endurcis. Il s’est barré. Redonnons-lui une chance.

Vous qui aimez Houellebecq Ne craignez pas en me lisant de plonger dans la sinistrose avec son narrateur : l’humour, les éclats de rire, le cynisme, le regard corrosif sont toujours là. Cuisants. Culottés. Vulgaires, Pornographiques, vous diront ceux que choquent les descriptions prosaïques d’une sexualité dont l’écrivain décrit l’impasse. Et pour notre bonheur Ils côtoient l’empathie. Infiniment présente dans la description du désespoir de cette France rurale au bout du rouleau.

Sérotonine appuie là où tous nous avons mal. C’est l’IRM d’une Nation malade. De laquelle ont disparu tout lien social, toute ambition collective, toute charité. L’anticipation de ce mouvement qu’aucun responsable politique n’avait vu venir. C’est le PET Scan d’un narrateur dont le monde s’effondre. En écho à sa libido qui se fait la belle. Un mec qui se meurt littéralement d’amour : son chagrin provoqué par la perte 20 ans plus tôt de Camille, l’amour de sa vie, n’est-il pas attesté par une analyse de sang. Ce taux de cortisol quand même. Ce narrateur qui regarde Aymeric, cette amitié d’Agro. Le seul de la promo à avoir choisi d’être agriculteur. Pris désormais à la gorge par les quotas laitiers de cette grosse salope d’Union européenne. Aymeric et les suicides de ses collègues. Aymeric et son amoureuse qui s’est barrée avec un pianiste londonien. Aymeric et sa mort tragique.

Ce narrateur qui tient à la main une Steyr Mannlicher HS 50, modèle à un coup. Et qui s’interrogera plus loin sur le temps qu’il lui faudrait, compte tenu de la hauteur, pour s’écraser au sol après s’être jeté du sommet de la tour où il a fini par élire domicile. Sauf que voilà : Si Florent-Claude n’est pas prêt à une incarcération prolongée, il ne l’est pas davantage à se priver d’une promenade en forêt, […] des quatorze variétés différentes de houmous proposées par le G20 du quartier, sans parler des aspects moraux liés au meurtre, bien entendu.

Disparaître devient dès lors la seule issue de ce héros désabusé. Poignant. Par sa soumission à un délitement inexorable et décrite avec l’ironie que l’on sait et une compassion que l’on n’attendait pas.

 Sérotonine est à la fois mélancolique et drôle à en pleurer : Étais-je capable d’être heureux dans la solitude ? s’interroge le narrateur. Étais-je capable d’être heureux en général ? poursuit-il. La réponse arrive bientôt, à la Houellebecq : Plus personne ne sera heureux en Occident. Nous devons aujourd’hui considérer le bonheur comme une rêverie ancienne, les conditions ne sont tout simplement plus réunies.

[…]

Et voilà que je me retrouvais seul, plus seul que je ne l’avais jamais été, enfin j’avais le houmous, adapté aux plaisirs solitaires, mais la période des fêtes c’est plus délicat, il aurait fallu un plateau de fruits de mer, or ce sont là des choses qui se partagent, un plateau de fruits de mer, or ce sont là des choses qui se partagent, un plateau de fruits de mer en solitaire c’est une expérience ultime, même Françoise Sagan n’aurait pas pu décrire cela, c’est vraiment trop gore

Pour info, mercredi 19 décembre, en dessous d’une rubrique rebaptisée Trouillards Hebdo, Charlie osa un parallèle entre la sortie de Sérotonine et celle de Soumission : Le prochain livre de Houellebecq sortira le 4 janvier. On s’abstiendra d’en dire du mal : la dernière fois, ça ne nous a pas franchement réussi.

Je suis comme un enfant qui n’a plus droit aux larmes,
Conduis-moi au pays où vivent les braves gens
Conduis-moi dans la nuit, entoure-moi d’un charme,
Je voudrais rencontrer des êtres différents.

Je porte au fond de moi une ancienne espérance
Comme ces vieillards noirs, princes dans leur pays,
Qui balaient le métro avec indifférence ;
Comme moi ils sont seuls, comme moi ils sourient.[8]

Agathe Novak-Lechevalier, spécialiste es-Houellebecq, rappelle à raison comment, dans Ennemis publics, Houellebecq avait décrit le gouffre qui s’était ouvert sous ses pieds à la lecture des Pensées : Toute l’œuvre de Houellebecq ne surgit-elle pas de ce constat terrible que nous sommes aujourd’hui privés de ce secours, écrit-elle dans L’art de la consolation[9]

Oui Il faut lire Sérotonine. Relire Michel Houellebecq. Conditions d’un possible élan vers la lumière.

Sarah Cattan

[1] Harper’s  du 13 décembre 2018: Donald Trump est un des meilleurs présidents américains que j’aie jamais vus.

[2] Ses livres n’ont pas besoin d’une belle breloque. Une médaille française n’a pas besoin de lui. Claude Askolovitch. Slate. 2 janvier 2016.

[3] Sérotonine. Michel Houellebecq. Flammarion. 2019.

[4] Plateforme ou Extension du domaine de la lutte.

[5] Les Particules élémentaires. La possibilité d’une île.

[6] La Carte et le territoire.

[7] Soumission.

[8] La Poursuite du bonheur. Michel Houellebecq. Editions de la Différence. 1991.

[9] Houellebecq, l’art de la consolation. Agathe Novak-Lechevalier. Stock. 2019.

 

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6 Comments

  1. Michel , te souviens-tu de nos rencontres poétiques dans la bibliothèque Picpus Paris XIIeme ? Avec Danielle et avant ta célébrité ? Merci de ne pas avoir changé mais d’avoir su élargir ton inspiration poétique en prose romanesque sans rien perdre de ta véracité !

    On te lit et on t’aime parce que le poète seul est capable d’elever nos faillites majeures au rang de chef d’oeuvres du nihilisme.

    Merci Michel le Généreux !

    Ton amie,

    Nadia

  2. L’arrogant Askolovitch, en bon “intellectuel” ashkénaze, ne sait rien de l’histoire des juifs en pays arabes. Voici ce qu’il écrit dans cet article sur Slate dont Sarah fait mention, article interminablement suffisant comme à son habitude, en associant à nouveau juifs d’Afrique du nord et musulmans, évidemment…
    (http://www.slate.fr/story/171594/gilets-jaunes-antisemitisme-pretexte-pouvoir-vigilants)

    Donc sous le titre d’un chapitre s’intitulant “Défendre les juifs, surveiller les musulmans” il écrit “…sous les couverts d’un discours fièrement républicain, c’est un échange et un pacte –d’ailleurs pas inédit: on joua, dans l’Algérie de papa, l’alliance des juifs naturalisés français et de la puissance coloniale, qui avait choisi sa minorité à élever, séparée des autres indigènes. Chacun y gagnait.”
    “L’Algérie de papa”… qu’est-ce que ça veut dire ça ? Son père n’est pas né en Algérie lui, bien sûr…
    Alors pauvre imbécile ignorant commence par lire Georges Bensoussan, Shmuel Trigano et surtout cette somme de documents qu’est “L’Exil au Maghreb-La condition juive dans l’Islam (1148-1912)” de Paul B. Fenton et David G. Littman, et seulement ensuite tu pourra la ramener sur les juifs d’Algérie et tu arrêtera de dire n’importe quoi. Il n’y a pas que Benjamin Stora…
    De plus cet idiot prétentieux n’a toujours pas compris que la mise en avant des “juifs de la République” par les politiques n’est pas fait pour les opposer aux musulmans mais pour mieux servir de paratonnerre contre tous ceux qui en ont après le régime républicain : des jeunes musulmans désœuvrés aux islamo-gauchistes en passant par l’extrême-droite…

  3. Claude Askolovitch suite…

    J’oubliais une chose : en parlant des français juifs il écrit “Nos ancêtres, sous l’autocrate russe, savaient être tolstoïens et ne haïssaient pas le moujik au prétexte des progromes, pourtant réels ceux-là.”

    Tout est dit, n’est-ce pas ?… Exit la majorité des français juifs qui sont aujourd’hui séfarades. Aujourd’hui et depuis des siècles car les juifs d’origine portugaise et espagnole se sont installé en France bien avant les ancêtres d’Askolovitch.

  4. Je n’ai lu que Soumission, et j’ai été impressionné par la vérité qui se dégage de ses personnages. Pour autant, il me semble qu’il passe à côté d´un aspect fondamental de la vie, expliquant la dépression sans réaction de son héros de Soumission.
    Il gèle ses émotions. En témoigne sa vision et pratique déshumanisée de la sexualité. Sa dépression n’est pas « mélancolique » au sens médical du terme ( cad profonde et apathique), mais superficielle; il est déprimé , mais un bon repas, une jolie femme ou une discussion passionnante peuvent lui redonner un semblant de joie.
    Il est un parfait témoin de cet aspect prégnant de notre époque en psychologie, le gel des sentiments. Celui-ci est bien mieux analysé outre-Manche par la prise en compte de l’eclatement de la cellule familiale et le phénomène de codependance. Beaucoup d’entre nous ont appris à geler leurs émotions car leurs familles étaient dysfonctionnelles. Cela a provoqué des gens qui ne comprennent pas pourquoi ils acceptent leur souffrance sans réagir.
    Une des explications est la mort ou la perversion de toute forme de vraie spiritualité chez ces gens. Un éloignement de la joie de compter sur un D.ieu bon et bienveillant. Parce que l’apprentissage ou le non apprentissage de D.ieu étaient déformées: soit D.ieu est le Père Noël, soit le Père Fouettard. Alors que la foi des gens apaisés est celle fondée sur la gratitude et l’acceptation active de ce que la vie – D.ieu – nous envoie avec serenite.
    La pleine conscience n’est rien de moins que cette voie. Elle ne dit pas clairement en France le vocable de D.ieu, mais elle revient au même: apprendre à vivre positivement et dans la gratitude. On peut difficilement concevoir une vraie foi sans pleine conscience.
    J’espere que Michel Houellebecq trouvera un jour cet apaisement de vivre ; ses personnages seront probablement moins drôles ou tranchants, mais plus heureux, car être caustique ou acerbe, c’est divertissant pour les autres, mais ça ne rend pas heureux. Et être heureux n’est il pas notre but à tous?

    • Il m’est venu à l’esprit ce matin que Michel Houellebecq, comme tout véritable écrivain, a eu le bonheur de découvrir un nouveau territoire de l’ame humaine. Ce territoire, on pourrait l’appeler l’espace-temps du glauque.

      Il n’est pas déprimant cet espace-temps, il appartient à toute vie, au moins en partie. S’y promener avec le luxe des détails sensoriels, la palette picturale houellbecquienne, est au contraire une promenade roborative, parce qu’elle nous permet de nous accepter nous-mêmes plus entièrement, y compris avec nos défaillances qui obtiennent ici leur pardon en étant étalées avec l’humour so british de ce Kafka celtique.

      Ce retour en grâce des moins glorieux cotés de nos vies tant individuelles que collectives avec l’eclat de rire nietzschéen qui les absout au nom de l’amour de la vie je crois que c’est le secret de la fécondité d’un filon littéraire original.

  5. Ses romans ne m’intéressent pas, ses personnages de romans encore moins. En revanche je trouve sa poésie plus intéressante et ses essais littéraires sont très bon.

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