« L’ancienne nécropole juive de Lyon doit être respectée »

« Cachez ces morts que l’on ne saurait voir », enterrons-les à la cave : c’était encore l’usage en vigueur à la fin de l’Ancien Régime à « l’Hôtel-Dieu de Notre-Dame de Pitié du Pont du Rhône » pour enterrer les juifs. À dix heures du soir et aux lanternes, comme les protestants, mais ceux-ci avaient, malgré tout, le droit d’être enterrés en surface et parfois, selon leur importance sociale, en présence de quelques recteurs. La cour nord de l’Hôtel-Dieu était ainsi le champ de repos des âmes qui n’avaient pas encore droit de cité, à de rares exceptions chichement accordées au nom du Roi par des lettres patentes. Et cela pour quelques années encore : nous sommes à la veille de la Révolution française.

Plan du Cimetière des Juifs à l'Hôtel-Dieu, à Lyon (1778, Archives Départementales du Rhône)
Plan du Cimetière des Juifs à l’Hôtel-Dieu, à Lyon (1778, Archives Départementales du Rhône)

La découverte, révélée au grand jour (si l’on peut dire) par le journal lyonnais Le Progrès le mois dernier, dans l’enceinte de l’Hôtel-Dieu, de ces lieux d’inhumation juive datant de la deuxième moitié du XVIIIe siècle est un événement important à plus d’un titre. Elle témoigne d’abord de la charité chrétienne qui animait les administrateurs de l’Hôpital et tout particulièrement du dévouement du prêtre économe, Jean-Claude Prin, qui prit toutes les dispositions nécessaires pour accueillir sous les fenêtres des malades, jusqu’au pied même de la pharmacie, les dépouilles qui ne pouvaient trouver place en raison de leur confession dans les cimetières paroissiaux. Elle témoigne aussi du désir des juifs, exclus du royaume de France depuis des siècles, de sortir des ghettos ou des « carrières », ces quartiers du Comtat Venaissin où ils étaient encore confinés, et de réintégrer les villes où ils avaient, dans des temps très anciens, participé pleinement à l’essor urbain et à la prospérité. Vers 1770-1780, cette poignée de juifs à Lyon étaient marchands de soie, négociants, colporteurs, lunetiers ou encore maîtres de pension.

Un devoir de mémoire

Et voilà que les morts refont surface. Et qu’ils viennent nous mettre devant nos responsabilités. Descendez donc quelques marches : vous entrez dans une belle salle voûtée de 13 mètres de long et de 4,80 mètres de large, « à berceaux segmentaires à profonde pénétration », comme on dit dans les règles de l’art, agrémentée de bouches d’aération en abat-jour pour en renouveler l’air. Vous êtes à présent dans ce qu’on désignait à l’époque comme la cave ou encore la crypte des juifs. Sous vos pieds, enfouis à 5 pieds sous terre, 31 défunts reposent paisiblement. Car cet endroit est désormais sacré et nul ne pourrait imaginer, à commencer par l’opérateur Eiffage, que cet espace, débarrassé de ses stigmates (banquettes de stockage, canalisations diverses…) qui l’ont souillé depuis deux siècles, soit destiné à un autre usage. Un autre usage ? Demandez le programme ! Au choix, selon votre imagination ou votre fantaisie : local à vélo dans le cadre d’un projet immobilier, ou encore galerie marchande, ou bien, ce qui pourrait être pire, lieu clos et condamné à nouveau à l’oubli. Les exclus du XVIIIe siècle subiraient alors une proscription (sans parler même de profanation) cette fois définitive. Or, chacun sait aujourd’hui combien notre vivre ensemble républicain passe en premier lieu par le respect des tombes.
Ce qui paraît être un devoir de mémoire peut cependant se concevoir comme une chance. Une seconde chance en l’occurrence, la dernière, pour tous ces disparus du sous-sol de la crypte : celle de réintégrer (enfin ! mais mieux vaut tard que jamais) la société française. Appelons de nos vœux un espace de spiritualité et recueillement, appelons de nos vœux un espace muséal où l’on se souviendrait opportunément de la vocation originelle du site, dédié aux plus démunis pendant des siècles, et cela jusque dans la mort. Ce point est évidemment sensible dans la mémoire lyonnaise, à l’heure où le site est appelé à accueillir un hôtel et des commerces de luxe, ainsi que la fine fleur de la gastronomie locale. Appelons de nos vœux l’inscription de ce lieu funéraire à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, pour qu’il bénéficie de la même protection que le cimetière des juifs d’Avignon de la rue Sauteyron ou que le cimetière parisien de la rue des Flandres, qui datent justement de la même époque et attestent du même mouvement historique…
« Je suis mort mais j’ai des amis » : ce titre de film aurait pu servir de titre à cette tribune si les enjeux de mémoire, pour le grand Hôtel-Dieu d’abord, pour la métropole lyonnaise, pour le patrimoine juif en France, n’étaient aussi graves et sérieux. Car il faudra beaucoup d’amis aux juifs inhumés dans cette crypte pour que leurs sépultures ne soient pas une deuxième fois effacées du monde visible. Pour qu’elles deviennent enfin un lieu de mémoire, ouvert à tous les visiteurs respectueux d’un site emblématique du renouveau de Lyon.
Par Jacques Gerstenkorn, universitaire
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