BHL : l'argent non comme une fin mais comme moyen

A l’occasion de la remise du Prix Scopus à Patrick Drahi ( Numericable, SFR,HOT, I24 News, Libération, L’Express..) c’est Bernard-Henri Lévy qui a prononcé le discours de circonstance. La dernière partie de ce discours est consacrée au lien du nom juif et de l’argent et il est à lire, relire et retenir.
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” C’est la troisième fois, à ma connaissance, dans l’histoire du Prix Scopus que l’on couronne un entrepreneur.
Il y a eu Maurice Lévy, justement.
Il y a eu Eric de Rothschild, qui est également ici.
Et il y a maintenant, donc, l’ultra citoyen Citizen Drahi.
Eh bien je vais vous dire une chose.
Il y en a que ça peut surprendre ou même choquer de voir des hommes d’argent rejoindre les Klarsfeld, les d’Ormesson, les Simone Veil, les Roman Polanski, les Elie Wiesel, dans cette prestigieuse compagnie que forment les récipiendaires de ce beau Prix.
Moi, non seulement cela ne me surprend pas, non seulement cela ne me choque pas, mais je trouve ça au contraire plutôt très bien ; et ce pour deux raisons – où vous allez retrouver, mais autrement, à une toute autre hauteur, le lien du nom juif et de l’argent.
Le judaïsme, pour commencer, n’a jamais eu ce rapport torturé à l’argent, cette relation coupable et honteuse, qu’ont eue les chrétientés, je veux dire le catholicisme mais aussi le protestantisme.
Car oubliez Max Weber et ses théories, hâtives, sur l’éthique protestante et la naissance du capitalisme.
Oubliez ces traités qui sont, soit dit en passant et comme, du reste, ceux de son grand adversaire, Werner Sombart, très souvent infectés par le préjugé antisémite selon lequel le seul rapport possible des juifs à l’argent serait l’usure.
La réalité c’est que, dans le christianisme, protestant comme catholique, l’argent est sale. Il est coupable. Il a affaire, non seulement avec le diable, mais avec le sexe identifié au diable et à ses engendrements monstrueux. Alors que, dans le judaïsme, il y a cette idée, même quand on est pauvre, qu’être riche n’est pas un crime, que l’argent n’est pas infâme, qu’il n’est pas recommandé d’être indigent pour accéder à la béatitude et qu’il n’est pas impossible d’être sage quand on est doté d’une fortune dans le monde d’ici-bas.
Je vous rappelle à cet égard, qu’Abraham était riche, que Moïse était riche, que Jacob est revenu riche de la maison de Laban, que Jonas est réputé riche quand il part pour Ninive – sans parler de La Genèse et de L’Exode qui insistent lourdement sur le fait que c’est les bras pleins de richesses que les Hébreux tentent l’aventure de la traversée de la Mer Rouge et du voyage vers Canaan.
Mais il y a autre chose. Si nos maîtres n’ont pas condamné l’argent, s’il leur est même arrivé de le justifier, s’il revient finalement aux Juifs, au moins autant qu’aux protestants, d’avoir, comme l’a bien montré Jacques Attali, inventé le capitalisme moderne et si cela, surtout, ne les a pas mis, comme dans la parabole fameuse de l’Evangile de Marc, dans l’obligation de se faire chameaux pour passer à travers le chas de l’aiguille de l’accès au royaume des cieux, c’est parce qu’ils ont compris une chose qu’ils ont été les seuls à comprendre et qui est très importante : l’argent a une vertu éthique.

Eh oui, une vertu éthique !

Au rebours du préjugé, l’argent ne corrompt pas ou, en tout cas, pas forcément, mais peut élever l’humanité !
A l’inverse de ce que nous répètent, tous les matins, les altermondialistes et autres antilibéraux, l’argent n’est pas nécessairement barbare mais peut avoir une fonction civilisatrice !

C’est ce qu’a entrevu Marx dans les textes que vous connaissez tous mais où il jette le même opprobre sur le capitalisme qu’il hait et sur le judaïsme qu’il hait, du coup, aussi.

C’est ce qu’a vu Levinas dans un texte moins connu, issu d’une drôle de commande que lui avait adressée, à l’occasion de son 25ème anniversaire, le Groupement Belge des Banques d’Epargne, et où il parle de la « socialité de l’argent ».

Et je vais vous donner trois preuves ou,

plutôt, trois signes de cela.

D’abord, on le lui reproche assez, l’argent tend à nous affranchir de la fixation archaïque au lieu. « Détruire les bosquets sacrés », exige le Prophète Isaïe ? Conjurer la malédiction de la racine et de l’enracinement ? Se soustraire à cette assignation au propre qui est le lot des sociétés barbares et qui fut à la source, notamment, du premier meurtre connu de l’histoire de l’humanité, celui d’Abel par Caïn – les deux frères se disputant la même propriété foncière? L’une des solutions c’est la substitution, justement, de la richesse liquide à cette richesse foncière. C’est la liquidation, nolens volens, nolens puis volens, de la fortune liée à un sol et transformée en une fortune abstraite.
C’est la jouissance de cette fortune « portative » dont parle Heine dans sa controverse avec Ludwig Börne en employant, comme par hasard, le même mot que quand il parle de cette « patrie portative » qu’est, pour un juif, la Bible. L’argent, c’est la mobilité.
L’argent c’est la circulation. L’argent c’est même, insiste Heine, la démocratie. L’argent c’est, en tout cas, l’un des principes générateurs de la liberté.
L’argent, ensuite, tend à nous affranchir, non seulement, donc, des lieux, mais des choses, de toutes les choses et des choses en tant qu’elles sont, tout particulièrement, objet du désir des humains. Le désir est là, naturellement.
Il est essentiel qu’il y soit et qu’il y reste. Et il y a, nous dit l’hébreu, une proximité sémantique très profonde entre l’un (le désir) et l’autre (l’argent).
Mais le fait d’avoir à payer pour obtenir la chose introduit entre lui, le désir, et sa satisfaction une sorte de d’écran, ou d’écart, et, au fond, de distance qui le fait échapper à sa voracité criminelle.
Il introduit un délai, un sursis, un commentateur de Levinas dira une « différance », qui est le temps même du crédit qu’implique toujours, par définition, l’existence de l’argent. Et il introduit, enfin, cette continuité entre toutes choses que Marx appellera, avec mépris, « équivalence générale » mais qui a le mérite de faire qu’aucune chose ne soit absolutisée, sacralisée, déifiée. Dans tous les cas, le désir est médié. Dans les trois cas, le désir est refroidi. Dans les trois cas, l’argent est une formidable machine à casser la tentation idolâtre qui est au cœur des humains.
Et puis, quand on lit le Talmud, l’argent a une autre vocation encore qui est de servir à réparer les torts que l’homme fait à l’autre homme. Il y a des torts irréparables, bien entendu. Il y a d’impayables crimes qu’aucune compensation ne saura jamais faire oublier ou pardonner. Mais les crimes ordinaires, les brisures du vase qui se produisent, si je puis dire, tous les jours, le droit hébraïque insiste sur le fait qu’il n’en est guère qu’une somme d’argent bien calculée ne suffise à compenser. Et cette insistance a une conséquence évidemment capitale – qui est d’arrêter le cycle de la violence, d’enrayer l’enchaînement des vengeances et d’empêcher qu’au vol réponde le vol, au dol le dol, et au crime un crime équivalent. Le droit rabbinique passe pour avoir inventé sur la loi du Talion. En réalité, c’est l’inverse.
C’est la première sortie hors de la loi du Talion. C’est la première rupture avec le vieux principe de l’œil pour œil dent pour dent qui est un principe dont le Talmud nous dit qu’il est à la fois atroce et impossible à appliquer. Aucun œil, explique le Traité Baba Kama, n’est semblable à un autre œil. Et le tort, de toute façon, va bien au-delà de la perte de l’œil lui-même puisqu’il englobe aussi la douleur qui s’en est suivie, les soins médicaux qu’il a fallu administrer, l’inactivité temporaire qu’il a aussi fallu assumer et la honte que toute l’histoire a procurée.
Alors, tout cela, il faut le peser au plus près. Il faut l’évaluer conformément au tempérament et à la situation particulière de la personne lésée. Il faut quantifier très exactement, très concrètement, la nature et l’ampleur de la lésion. Et, pour cela, il n’y a qu’un trébuchet. Ou, si l’on préfère, un étalon.
C’est cet outil très spécial qui a pour propriétés, nous dit toujours le Talmud, la banalité, la neutralité, la convertibilité et la sécabilité – et qui s’appelle, donc, l’argent. Contre le Talion, l’argent. Pour casser la machine à tuer, l’argent. Chalem (payer) pour réinstituer chalom (la paix) – telle est la dernière fonction éthique de l’argent. Là encore, l’argent ne produit pas la barbarie, il la contient, l’évite et, à la lettre, l’économise.
Alors, naturellement, l’argent peut, lui aussi, devenir source de violence – et les Sages n’ont pas attendu Marx pour s’apercevoir qu’il y a une parenté, dans la langue même, dans la propre chair du mot, entre l’argent et le sang.
L’argent peut, lui aussi, devenir une idole – et c’est toute l’histoire des tribus d’Israël qui, lasses d’attendre le retour de Moïse parti prendre sous la dictée les tables de la loi, entreprennent de fondre les pendants d’oreille, les bracelets et les colliers en or dont le texte biblique leur faisait si grande gloire pour en faire un horrible veau d’or.
Et l’argent, dans la mesure même où il est cet outil banal, neutre, sécable et convertible, dans la mesure même où il est, en d’autres termes, cette indifférence à la chose, cette virtualité pure et toujours inaccomplie, cette ivresse des possibles et, donc, cette puissance infinie, peut très bien apparaître aussi comme singeant les propriétés mêmes (puissance… infini… être innomé…) qui sont celles du divin et il peut devenir alors (quelle horreur !) non seulement une autre idole, mais l’idole des idoles, l’idole par excellence, c’est-à-dire la grimace diabolique du divin.

Mais les sages ont réponse à cela.

Ils voient le péril, mais ils ont aussi le remède.

Et c’est toute l’argument de Maïmonide quand il nous dit qu’il n’y a qu’une façon, au fond, de ne pas basculer dans ce culte de l’argent, dans cette idolâtrie de son abstraction et de son dieu – et que ce moyen c’est de sortir, justement, de l’abstraction ; de convertir cette pure puissance en acte et en lumière ; et, de cet informe dont le Talmud a aussi une sainte horreur, de tirer des formes et des créations singulières.

L’argent, non comme fin, mais comme moyen.

L’argent pour,

une fois la nature désensorcelée,

travailler à l’illuminer.

L’argent comme instrument de cet embellissement du monde auquel le Midrash, dans un texte que j’ai commenté dans les gloses de mon Hôtel Europe, nous dit qu’Edom peut œuvrer quand il prend soin de ne pas oublier la part due à Jacob.
Vous savez cela, cher Patrick Drahi, vous qui nous avez raconté, tout à l’heure, que vous ne vous intéressiez vraiment qu’à ce que peut l’argent pour anoblir le séjour et le destin des humains.
Vous le savez mieux que beaucoup d’autres de votre espèce si j’en crois ce que vous nous avez dit des moyens que vous mettez en œuvre pour convertir l’argent que vous gagnez en cette seule richesse substantielle qui est celle de ce que les hommes peuvent faire de leur propre cerveau.
Et c’est pourquoi je suis heureux de vous retrouver avec moi, ou de me retrouver avec vous, dans ce palmarès du Prix Scopus de l’Université hébraïque de Jérusalem qui est, d’abord, vous le savez, un prix qui honore les travaux de l’intelligence et de la pensée. »
Texte extrait de La Règle du Jeu , blog de BHL

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