Une politique européenne à visage islamique

L’appel de Donald Trump visant à interdire l’entrée des musulmans sur le territoire des États-Unis a provoqué l’échange suivant avec deux jeunes de mes amis : « Si vous aviez le choix entre l’immigration musulmane et la préservation des valeurs morales libérales, que choisiriez-vous ? » leur ai-je demandé. Ils ont tous les deux renié les prémisses de la question. Les immigrés eux-mêmes, ont-ils suggéré, peuvent avoir des codes moraux réactionnaires, mais leurs enfants, qui vont grandir en Grande-Bretagne, en Amérique ou en Europe continentale aujourd’hui, seront tout à fait différents. Mais est-ce bien vrai ?
Ma question ne portait pas en particulier sur le terrorisme islamiste (le fondement manifeste du coup d’éclat de M. Trump), mais sur la menace constituée par l’immigration musulmane à grande échelle à l’encontre du code de conduite morale que mes jeunes amis, comme la plupart des Européens instruits, acceptent à présent sans discussion. Terrorisme mis à part, ne s’inquiéteraient-ils pas si l’islam devait acquérir une influence croissante sur la loi et la politique britanniques ?

Des immigrés, supposément afghans, campent place de la République à Paris. « L’immigration musulmane en Europe va continuer et même augmenter dans les années à venir. La catastrophe en Syrie à elle seule nous en assure », affirme Robert Skidelsky, membre de la Chambre des lords et professeur émérite d’économie politique à l’université de Warwick. Dominique Faget/AFP
Des immigrés, supposément afghans, campent place de la République à Paris. « L’immigration musulmane en Europe va continuer et même augmenter dans les années à venir. La catastrophe en Syrie à elle seule nous en assure », affirme Robert Skidelsky, membre de la Chambre des lords et professeur émérite d’économie politique à l’université de Warwick. Dominique Faget/AFP

Ce n’est pas une pure hypothèse. La population musulmane en Europe était de 44,1 millions en 2010, soit 6 % du total. Il y avait 2,7 millions de musulmans au Royaume-Uni en 2011 (4,8 % de la population), contre 1,6 million en 2001. Étant donné les récentes tendances de l’immigration et surtout le taux de fertilité supérieur à la moyenne des musulmans (trois enfants par famille contre une moyenne britannique de 1,8), la part musulmane de la population britannique va nécessairement se développer dans les décennies à venir.
La plus grande partie de l’Europe suit la même trajectoire démographique. Naturellement, la démographie n’est pas une science exacte : de nombreux aspects dépendent d’hypothèses sur les profils d’âge, les modes de vie, les inégalités et ainsi de suite. Mais tôt ou tard, le taux de fertilité des musulmans va converger avec la moyenne nationale. D’ici là, la population musulmane aura augmenté rapidement : de 10 % à 20 % du total au Royaume-Uni. La question qui nous intéresse concerne les conséquences de ce phénomène.
Les libéraux ne se sont pas inquiétés de la démographie ethnique, parce qu’ils supposaient que les individus finiraient par s’identifier par la suite avec les normes de la société d’accueil. L’argument standard est que les immigrés enrichissent la société d’accueil, en laissant toutes leurs caractéristiques incompatibles derrière eux dans leur pays d’origine. En particulier, leur comportement politique est censé s’aligner sur celui de la population générale.
Si cela est exact, l’impact sociopolitique d’un changement dans la composition ethnique d’une population est neutre, voire même salutaire. Les immigrés d’Algérie, du Bangladesh, du Pakistan ou de la Turquie, au cours d’une génération ou deux, deviennent européens dans leurs perspectives, comme en politique. Leur religion deviendra pour eux une question privée, comme elle l’est maintenant pour la plupart des Européens. Ils seront alors intégrés à tous les égards significatifs.
Mais ce modèle historique, selon moi, dépendait de manière essentielle de la petite taille de la population immigrée et de sa proximité culturelle avec la population d’accueil (néanmoins, le processus d’assimilation était loin de se produire sans heurts). L’expérience historique offre peu de précédents sur les conséquences sociales et politiques de nombres beaucoup plus importants et de différences culturelles plus prononcées en jeu dans les migrations d’après-guerre vers l’Europe, en particulier en provenance du monde musulman. Les incompatibilités sont bien plus grandes.
Le cœur du problème tient à ce que la civilisation européenne contemporaine est laïque, tandis que la civilisation musulmane est religieuse. En Europe, la religion a perdu son autorité sur la loi, la législation, l’éducation, la morale et le monde des affaires. Le monde islamique n’a connu aucun processus comparable. Il n’y a aucune séparation systématique de la foi et de l’État. La famille (et non pas l’individu) reste l’unité sociale de base. Les éléments essentiels de la vie politique européenne moderne (différents droits et devoirs et la responsabilité du gouvernement envers les gouvernés) sont inexistants, en particulier dans le Moyen-Orient arabe.
Malgré des efforts de laïcisation, l’écart entre les perspectives musulmanes et occidentales s’est au contraire développé ces dernières années, alors que la religion a repris son ascendant dans la plupart des pays musulmans. La loi religieuse de la charia (dont certaines versions extrêmes considèrent certaines conduites dépénalisées en Occident, par exemple l’adultère et l’homosexualité, comme étant punissables de mort) influence leurs codes juridiques. En outre, dans de nombreux pays, d’importantes majorités de musulmans déclarent que la charia doit être la loi officielle.
En Europe, l’islam est la religion à la croissance la plus rapide et la charia opère une percée au sein des systèmes juridiques européens. Au Royaume-Uni, cent tribunaux appliquant la charia prononcent des divorces et règlent d’autres affaires de famille, ce qui a poussé la secrétaire d’État à l’Intérieur, Theresa May, à promettre un examen des tribunaux appliquant la charia « pour déterminer s’ils sont conformes aux valeurs britanniques ».
La laïcisation n’est pas inévitable. Comme le soutient le philosophe politique Larry Siedentop, la « laïcisation est le cadeau du christianisme au monde ». Selon M. Siedentop, certaines dispositions spécifiques du christianisme ont conduit à l’individualisme libéral. Mais ces dispositions sont absentes des autres grandes religions du monde.
Le grand cadeau de la laïcisation a été, en son temps, celui de la tolérance. En dépit de sa terrifiante retombée au XXe siècle en Europe, la laïcisation a servi à émousser le tranchant de la bigoterie, parce que le raisonnement laïc, à la différence de la révélation divine, n’est jamais concluant.
Les économistes considèrent les migrations comme des mouvements d’individus à la recherche d’une vie meilleure et plaident pour davantage d’immigration pour compenser le vieillissement de la population ou pour fournir des ouvriers pour faire « les sales boulots ». Mais de telles évocations de « l’homme économique » négligent une dimension essentielle de ces migrations : les gens emportent leur culture avec eux à travers les frontières politiques. Nous ne devrions pas supposer que la réussite économique mène automatiquement à la convergence culturelle.
Cela nous ramène à Donald Trump. Quoi qu’il arrive aux États-Unis, l’immigration musulmane en Europe va continuer et même augmenter dans les années à venir. La catastrophe en Syrie à elle seule nous en assure. Tout ce que le dialogue et l’éducation peuvent faire pour combler l’écart entre les migrants et les communautés d’accueil doit être fait. Mais il n’est peut-être pas possible d’empêcher un retour à la politique religieuse ni au conflit que la bigoterie apporte. Si nous devons éviter d’avancer les yeux fermés vers un avenir extrêmement troublé, nous devons identifier cet échec d’intégration et non pas le terrorisme, comme le danger principal auquel nous faisons face.
© Project Syndicate, 2015.
http://www.lorientlejour.com/article/961711/une-politique-europeenne-a-visage-islamique-.html

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