L’utopie ratée d’un Etat juif en Russie

A l’extrême-orient de la Russie les communistes avaient attribué un territoire aux juifs de l’URSS : le Birobidjan.

A la fin du XIXe siècle, l’Empire russe était le pays renfermant la plus grande population juive du monde. Confinés dans une «zone de résidence» à cheval sur l’Ukraine, la Biélorussie et la Pologne modernes, «il leur était interdit d’être fonctionnaires ou officiers de l’armée, de pratiquer le commerce en dehors de la zone, et rares étaient ceux qui avaient le droit de posséder de la terre», notait Zvi Gitelman dans son introduction à un ouvrage de Robert Weinberg (1). S’ajoutaient des pogroms menés par la population. On comprend dès lors qu’ils furent nombreux à accueillir avec joie la révolution de 1917, voyant dans les idéaux portés par les bolcheviques la fin des inégalités dont ils souffraient.

Cependant, l’interdiction de posséder la terre avait tourné les Juifs vers d’autres activités lucratives, passant de l’artisanat au prêt sur intérêts. Or, ces sources de revenus portaient, aux yeux des bolcheviques, des relents bourgeois en inadéquation avec les idéaux socialistes. En outre, de nombreux Juifs avaient été laissés sans emploi par la guerre civile.

Tout y fait défaut

C’est dans le but de pousser cette frange de la population à se reconvertir dans l’agriculture que se forme en 1925 le Komzet (Comité pour les colonies agricoles des travailleurs juifs). Cette organisation supervise d’abord l’installation de colons juifs en Crimée, mais face à la grogne des populations indigènes, ses regards se tournent vers le Birobidjan, quasiment désert.

Pour le Parti, il s’agit de détourner les Juifs de la Palestine au profit d’un Etat animé par une culture yiddish laïque et fondé sur des principes socialistes. Cette colonisation est également une manière d’affermir le contrôle d’une zone limitrophe de la Mandchourie chinoise. Dans un décret de mars 1928, le Parti réserve le district de Biro-Bidjansky à l’établissement de Juifs qui désirent y travailler la terre. Les intéressés doivent s’adresser au bureau local du Komzet, et ils profiteront d’une aide alimentaire et d’un transport gratuit vers cette région traversée par le Transsibérien.

Seulement, à leur arrivée, de nombreux colons voient leurs espoirs, nourris par la propagande du Komzet, déçus. Tout y fait défaut: la nourriture, les logements, les infrastructures médicales. De surcroît, de nombreuses terres marécageuses sont impropres à l’agriculture sans de lourds travaux de drainage. Pour Viktor Fink, un journaliste soviétique en voyage dans le district, «la colonisation du Birobidjan s’est effectuée sans aucune préparation, planification ni étude préalable».

Autre problème, le caractère juif de cette région était discutable. Bien sûr, l’enseignement du yiddish, préféré à l’hébreu en sa qualité de langue des classes juives populaires, était encouragé. Un théâtre et un quotidien yiddish avaient même été fondés dans les années 1930. Mais l’athéisme virulent du Parti et sa rigueur idéologique empêchent le développement d’une culture juive authentique. Hayim Greenberg, un observateur américain de passage dans la région, commente en 1938: «Si la culture nationale n’est qu’une variation linguistique de quelque chose appelée «culture soviétique», pourquoi alors en avoir une?»

Répression

A la fin des années 1930, les grandes purges staliniennes signent le démantèlement du Komzet. Dans toute l’Union soviétique, les politiques visant à favoriser l’expression des minorités sont abandonnées au profit du développement de l’homo sovieticus – pour le Birobidjan, ça signifie la fermeture des écoles yiddish. Dès 1948, Staline se met à dénoncer les appels aux Juifs de l’étranger en tant que comportements antipatriotiques: ces liens favoriseraient la diffusion de sentiments proaméricains et sous-entendent que l’Union soviétique a besoin d’aide extérieure.

De nombreux Juifs, intellectuels, artistes ou membres du Parti, sont arrêtés en raison de leur «nationalisme bourgeois» et de leur «cosmopolitisme sans racine». Les contacts avec la diaspora juive sont entravés, le théâtre juif, fermé, et l’enseignement du yiddish interdit. Cet acharnement de Staline enterre le rêve d’un Israël soviétique. Le statu quo se prolonge après sa mort en 1953, voyant la communauté juive du Birobidjan s’amenuiser progressivement. Si, en 1939, les Juifs représentaient à peine 10% de la région, cette proportion tomba à 7% en 1970, et à 4% en 1989. Aujourd’hui, on compterait au Birobidjan 1500 Juifs sur 170 000 habitants. La journaliste Anne Nivat, lors de séjours au Birobidjan en 2007 et en 2009, remarque que même chez les retraités le yiddish se fait rare et que les synagogues sont désertées par les jeunes: «A priori, rien dans cette ville ne dévoile une quelconque spécificité «juive» (2). Le candélabre qui accueille les voyageurs à la sortie de la gare de Birobidjan est un vestige de cette utopie ratée.

Un festival, une synagogue

Curieusement, les autorités tentent de revitaliser le caractère juif de leur région. Un Festival international de la culture juive se tient tous les deux ans depuis 1991, et une nouvelle synagogue a été inaugurée en 2004. «Il y a quatre ou cinq personnes qui y viennent le matin, pas plus», soupirait un habitué à l’adresse d’un journaliste de RFI en mars dernier. Pour Anne Nivat, ces diverses initiatives ne trouvent pas racine dans des motifs religieux: «Le Festival sert de miroir à l’amour-propre de la région. Il donne l’impression aux autochtones d’avoir trouvé leur place dans un monde globalisé.» Ceci n’empêche pas la poignée d’irréductibles Juifs ayant résisté à l’appel d’Israël de saluer ces efforts. Du reste, ils ont le mérite de rendre compte du caractère profondément original du Birobidjan.

Trois questions à Eli Riss, Rabbin à Birobidjan depuis 2012

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous établir à Birobidjan pour y prêcher?

C’est ici que je suis né – ma famille avait émigré en Israël alors que je n’avais que deux ans. J’ai eu envie de retourner à mes origines, de plus je voyais à quel point c’était difficile d’y vivre sa religion en tant que juif et je voulais changer ça.

A quoi ressemble la communauté juive de Birobidjan?

Aujourd’hui, elle est en effervescence. Depuis mon arrivée, j’ai observé un développement dynamique au sein de cette communauté, alors qu’auparavant elle suivait une tendance inverse. Un magasin et un restaurant casher sont en train d’être construits, ainsi qu’un mikvé (ndlr: bain rituel) et un centre pour les jeunes – ils sont nombreux à s’intéresser à la tradition juive.

Quels sont les défis que vous devez relever dans cette région reculée?

Evidemment, la recherche de fonds est une préoccupation majeure. Nous sommes parfois contraints à renoncer à l’organisation d’une fête religieuse faute de moyens. Je suis également inquiet du niveau d’éducation religieuse, beaucoup de juifs en sont ici complètement dépourvus. Nos principaux objectifs sont aujourd’hui d’achever la construction de notre centre de la jeunesse, afin d’avoir un endroit convenable pour aller à la rencontre des jeunes. Nous voulons également proposer une alimentation casher aux ­habitants et aux visiteurs juifs. Que Dieu nous aide à y parvenir bientôt.

1 Robert Weinberg, Le Birobidjan: 1928-1996, Autrement, 2000.
2 Anne Nivat, La république juive 
de Staline, Fayard, 2013

Louis Rossier

Source laliberte

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