Le décollage de la start-up nation

Israël a connu un succès hors du commun ces dernières années dans la technologie. Même si l’écosystème local doit affronter de nombreux défis, le pays réussit à faire grandir ses jeunes pousses comme personne d’autre mis à part la Silicon Valley. Reportage

«Il y a un seul Etat dans le monde qui a commencé par la connaissance, c’est Israël.» Menahem Ben-Sasson, président de la Hebrew University de Jérusalem, n’occupera plus ce poste dans quelques heures, son mandat se terminant. Mais il tient à faire visiter à une délégation suisse son école, dont la création a été soutenue par Albert Einstein et où Amnon Shashua, le cofondateur de Mobileye, la success story israélienne, a enseigné. L’Uni fondée en 1925, soit vingt-trois ans avant la création de l’Etat hébreu, apparaît comme un symbole fort d’un pays orienté vers l’innovation. «Nous connaissons un long succès dans la recherche fondamentale, avec de nombreux Prix Nobel et nous avons construit une mentalité de start-up. Nous devons maintenant franchir un nouveau cap.»

Opération de rachat spectaculaire

L’année 2017 symbolise cette nouvelle étape. L’entreprise Mobileye, qui développe la technologie des voitures autonomes, a réussi la plus grande opération de rachat dans l’histoire du pays en se vendant 15,3 milliards de dollars à Intel en mars. La somme, totalement extravagante, illustre bien le potentiel de la technologie made in Israël. «Le fondateur de Mobileye a compris une chose: il fallait construire un système qui permette de rendre une voiture autonome en lisant les indications du réseau routier comme un humain et pas en créant d’autres capteurs trop coûteux», explique le président de la Hebrew University. Une approche pragmatique qui résume bien l’attitude développée par les compagnies du cru. Les jeunes pousses veulent grandir par rachat (90% d’entre elles) ou une cotation en Bourse pour avoir un impact mondial le plus rapidement possible.

Les firmes restent

Israël a un avantage sur la Suisse. Même quand elles se font racheter, les firmes restent sur place à l’instar de Mobileye qui pilote depuis Jérusalem tout le programme de technologie pour la mobilité autonome d’Intel, désormais premier employeur du pays. «Quand je suis allé voir Steve Ballmer au moment de prendre mon job chez Microsoft, se souvient Yoam Yaacoui du centre de R&D de la société américaine, je lui ai demandé pourquoi il ne rapatriait pas toutes les boîtes qu’ils rachetaient ici aux Etats-Unis. Il m’a répondu que deux choses l’intéressaient ici: la technologie bien sûr, mais aussi la mentalité d’entrepreneur.» Microsoft a désormais huit accélérateurs de start-up dans le monde, tous gérés depuis Tel-Aviv où le premier avait été créé.

En Suisse, la situation s’avère très différente avec de nombreuses sociétés, créées dans le giron de l’EPFL par exemple, qui finissent rachetées et partent sous d’autres cieux comme Biocartis ou HouseTrip. «On commence à avoir des firmes qui comprennent qu’il y a un intérêt à rester sur place, analyse Patrick Aebischer, président émérite de l’EPFL en visite en Israël avec une délégation économique emmenée par la Banque Cantonale Vaudoise à laquelle Le Temps participait. On doit vraiment passer, aussi chez nous, d’une mentalité de start-up nation à une autre de scale-up nation.» C’est cette capacité de faire grandir rapidement l’activité de start-up dans des domaines très novateurs qui distingue Israël. Et il y a une recette pour cela.

L’armée comme école

Les entrepreneurs israéliens sont tout d’abord formés à la meilleure des écoles: l’armée. Dans un pays où presque tout le monde doit faire trois ans de service obligatoire, une formule magique a été créée. «Il y a une très grande sélection des enfants dès 8 ans avec des programmes supplémentaires de maths et sciences pour les plus doués», raconte Michael Bloch, senior partner de McKinsey à Tel-Aviv. Quand ils ont 16 ans, l’armée prend les meilleurs: elle les placera dans des sections d’élite, appelées aussi unités technologiques, où ils créeront leur start-up au sein même de l’institution. «Les héros ont longtemps été ici les généraux: maintenant, ce sont les entrepreneurs, détaille Benjamin Stoffer de T3, l’organe de transfert de technologie de Technion, une des grandes unis du pays. Nous n’avons pas de grandes écoles de commerce, tout passe par l’armée.»

En trois ans, ces jeunes font du management dans un cadre militaire, ils ont élaboré un projet avec leurs copains d’unité. «On parle toujours de l’unité 8200 mais il y en a bien d’autres», selon Michael Bloch. Celle-ci compte chaque année des milliers de membres alors que d’autres n’en ont que quelques dizaines, comme Talpiot, la crème de la crème, 32 recrues par an. Ces jeunes Israéliens sont plus matures et plus charismatiques que nos jeunes entrepreneurs grâce à l’expérience de conduite. Ils savent dénouer des problèmes complexes qui ont autant trait à la technologie qu’aux relations humaines. Tout ce qui fait le quotidien d’une entreprise high-tech. Mais la compétence se paie: «Un jeune sorti d’une unité d’élite commence avec un salaire mensuel de 12 000 euros par mois», prévient Moises Cohen de l’incubateur fintech The Floor à Tel-Aviv.

L’excellence en technologie permet, par ailleurs, d’accomplir des miracles. «Nous n’avons pas d’industrie automobile mais nous comptons déjà 400 start-up dans la voiture autonome, c’est l’agilité à l’israélienne!», s’enthousiasme Avi Zeevi, patron du plus grand fonds de capital-risque du pays, Viola. Les entrepreneurs s’intéressent rapidement aux domaines dont ils pressentent qu’ils vont devenir porteurs: en quatre ans, le nombre d’entreprises actives dans le secteur automobile a ainsi triplé. On y trouve des leaders dans la technologie pour la mobilité (comme Waze, racheté par Google en 2013, ou Gett, un très sérieux concurrent d’Uber), des acteurs traditionnels comme Porsche et BMW qui achètent de la technologie locale quand d’autres investissent sur place, à l’instar de GM et Mercedes, à travers des fonds d’investissement. Cette capacité à saisir rapidement les nouvelles opportunités est fondamentale: «Tout va très vite dans un pays où les gens n’avaient pas l’air conditionné il y a vingt ans, analyse Michael Bloch. Nous comptons environ 430 fintechs contre quelque 200 en Suisse. Dans la foodtech, il y a déjà 400 start-up.»

Des drones dans le bâtiment

Cet attrait des grandes entreprises internationales contribue à verrouiller sur place une scène très active dans l’innovation. Dans l’accélérateur d’entreprises Sosa de Tel-Aviv, on croise le réassureur allemand Munich Re, le spécialiste de l’énergie Enel mais aussi la ville de Cologne et le gouvernement australien. «Nous pratiquons l’open innovation, glisse la responsable du développement du lieu, Roni Kenet Harmelin. Nos clients nous indiquent les verticales qui les intéressent et nous les mettons en contact avec l’écosystème local. C’est très stimulant pour tout le monde.»

En général, ces entreprises envoient des équipes différentes tous les deux mois et voient des start-up, des CEO qui ont réussi et résolvent des problèmes de technologie comme de modèles d’affaires. «Les Suisses sont très frileux sur l’open innovation, regrette Michael Bloch, alors que des grandes boîtes pourraient créer des incubateurs et envoyer des employés comme coaches.» Un bon moyen de densifier l’écosystème helvétique, selon notre interlocuteur. De nouveaux secteurs, jusqu’ici peu exposés à la technologie, font leur apparition chez Sosa, comme la construction: «Le Ministère de l’économie nous a demandé de l’aide à ce sujet: la réalité virtuelle mais aussi les drones peuvent amener beaucoup à une industrie très arriérée en termes de technologie.»

Limites politiques et démographiques

Tout est-il pour autant rose dans le pays surnommé la «start-up nation», depuis un livre édité en 2009 déjà? Les obstacles s’avèrent nombreux: de la bureaucratie décrite comme un véritable fléau, pour les entrepreneurs comme pour les universités, mais aussi des limites politiques et démographiques. Les cours dans les unis sont dispensés en hébreu, ce qui ne permet pas d’accueillir des étudiants arabes israéliens – qui font leur cursus dans leur langue – ou des recrues à l’international dans le cadre de programmes d’échanges. Par ailleurs, 20% de la population est constituée de juifs ultra-orthodoxes qui ne travaillent pas et n’étudient pas autre chose que le Talmud. Un véritable poids pour les finances publiques. Et une situation qui va s’aggraver puisque le taux de natalité très élevé des ultra-religieux en fera la population majoritaire à terme.

Avi Zeevi, fondateur de Carmel, le plus grand fonds local de capital-risque, s’alarme pour sa part de la structure économique du pays: «Il y a 1500 start-up créées par an ici, mais plus de 90% du PIB reste très en arrière de cette révolution.» Par ailleurs, certaines recettes ne fonctionnent plus aussi bien. La diaspora, qui donnait beaucoup à la recherche du pays – les murs des universités tapissés des noms de leurs donateurs en témoignent –, se montre moins généreuse ou plus regardante. «Les nouvelles générations sont moins sensibles à cette cause, analyse Isaiah Arkin de l’Université hébraïque de Jérusalem. Soit ils ont moins une âme de mécène, soit ils veulent plus clairement investir et espèrent un retour.»

Collaboration entre la Suisse et Israël

Un des enjeux pour Israël sera de densifier un réseau de solides PME actives dans des secteurs traditionnels mais tournées vers l’innovation, résume Avi Zeevi. Un peu comme ce qui existe en Suisse. «Nous étions surtout connus pour nos oranges de Jaffa vendues dans toute l’Europe, mais nous avons cédé la marque aux Espagnols», s’exclame Dov Moran, l’inventeur de la clef USB, dont la société a été rachetée par un géant de l’informatique. La Suisse et Israël ont lancé plusieurs projets de collaboration pour que la première explique son système d’apprentissage à l’autre et que le second insuffle un vent d’entreprenariat sur la région alpine.

Sommes-nous, nous aussi, une start-up nation du point de vue des Israéliens? «J’ai un message pour la Suisse, annonce Dov Moran: vous n’avez pas d’ennemis et ainsi pas besoin de consacrer 20% de votre PIB à votre protection. Si vous êtes moins entrepreneur que nous, ce n’est pas si grave.»

Source letemps

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