Jean d’Ormesson : tous ses livres sont des anti-dépresseurs, par Sarah Cattan

Il avait un jour expliqué, badin, que si l’écrivain devait certes faire attention à tout ce qu’il écrivait et disait, il lui fallait aussi veiller à la façon dont il mourrait.

Et il avait cité à l’appui l’exemple de Jean Cocteau qui avait eu la mauvaise idée de disparaître le même jour qu’Edith Piaf. Et c’est vrai : ça craint grave! Imagine qu’il eût eu, Jean d’O, la mauvaise idée de mourir le jour où Johnny nous quitta.

Non. Lui, qui est à mon cœur bien plus que ne fut Cocteau, il fut bien inspiré d’expirer[1] un jour avant notre rocker. C’est comme ça. Tu regardes négligemment au réveil l’écran de ton smartphone et là, c’est mort. Pas lui. Tu as envie de pleurer D’ailleurs tu pleures.

Jean d’O, moi, je me souviens l’avoir d’abord regardé de loin, déjà lorsqu’il était escorté de FOG et de la talentueuse et belle Catherine Nay. Je me disais la classe Mais ils sévissent au Figaro. A cette époque, pour moi, c’était pas négociable. Trop conservateur. J’étais jeune et loin d’avoir appris qu’il fallait d’évidence tout lire, et même Le Figaro.

Mais le temps fit son œuvre et je fis partie de celles et ceux qui appuyèrent sur pause lorsque d’aventure il passait dans le poste. Puis je commençai à le lire et tombai amoureuse de sa plume De son don pour les titres De son art de nous dire l’Histoire De nous raconter des histoires avec la plus jolie légèreté qui soit. Un régal. Un petit bonheur. Voire un grand. Quel privilège que d’en avoir très vite été consciente.

Tout ce qu’il écrivit, je le lus, me promettant ces dernières années de ne pas acheter le prochain : il racontait, pensait la petite péronnelle en moi, encore la même rengaine. Mais il le disait si bien. Et maintenant, lorsque paraîtra en février Et moi, je vis toujours, comme je serai seule. Et triste et pauvre.

Cette façon de s’en aller d’un coup d’un seul, alors qu’il nous assurait il y a peu que ce cancer il l’avait vaincu, et qu’il nous donnait envie de rendre grâces nous aussi aux équipes qui le soignèrent et nous le rendirent, moi je dis que c’est pas du jeu. Partir comme ça. Me laisser. Me condamner à ré-écouter ses apparitions télévisuelles. M’apercevoir que je savais, tout ça. Me demander qui. Qui à présent me fera sourire Me séduira M’interpellera M’éblouira Me rappellera dans les moments de doute que en effet, elle est chouette, la vie.

Moi je me fiche éperdument que les producteurs et animateurs aient perdu ce bon client qu’ils évoquent tous, parlant de lui. Les voilà qui convoquent qui l’aristocrate des lettres, qui le Seigneur, qui cette élégance jamais prise en défaut, les voilà qui parlent du bleu de ses yeux qu’ils qualifient tous pauvrement de lagon. Qui rappellent son verbe léger. Y en a même un qui dit que sa voix sifflait comme le vent s’engouffrant sur le Cap Corse. Que Pivot était aux anges et les téléspectatrices en pamoison.

Ils parlent aussi avec précaution de son dilettantisme. Les pauvres ils ne savent pas. Les mêmes parlent encore de son art de ne parler in fine que de lui sous prétexte de faire lustrer les œuvres de Stendhal ou Proust. Ils chicanent sur son entrée dans La Pléiade. De son vivant rendez-vous compte Est-ce bien légitime tout ça. J’en ai même entendu un qui mélangea tout Son cabriolet Mercedes SL Ses souliers de veau velours, mais heureusement Marc Baugé, le docteur es classe, lui, il sut parler de son élégance : ne jamais suivre la mode. Il avait tout pigé. Fidèle aux flanelles de Cifonelli, la cravate en tricot légèrement desserrée sur une chemise en oxford et pieds nus dans ses mocassins, il la savait, lui, la différence entre dandysme et snobisme et avait choisi, en guise d’insolence et de contestation, de se distinguer des autres.

C’est ballot. Notre spécialiste es classe, il devait lui remettre de façon imminente le Q d’or de l’homme le plus élégant de France. Chicos, voilà ce qu’il était, Jean d’O.

Beaucoup nous parlent de cet art divin de la conservation qu’il cultivait. Je ne l’ai pas connu et je regretterai longtemps de ne pas avoir approché cette grâce Cette élégance Ce quelque chose de joyeux De léger De bienveillant qu’il a emporté avec lui.

Qu’il eût fréquenté plus que de raison les ors des palais n’aura point abîmé ce que j’aimais tant en lui. Cet indicible qui le mettait juste au-dessus. En connaissez-vous un autre qui vendît si bien tout ce qu’il pût écrire et demeura aussi modeste, en savez-vous un seul qu’un jeune homme, chanteur, eût assez aimé pour se faire tatouer son nom en guise d’allégeance. Avoir vingt ans et porter Jean d’O en bijou dit bien la modernité du second.

Bonjour tristesse. Ce sentiment d’un manque que rien ne saura combler. Est-ce parce qu’il était, dans ce monde épuisé, celui qui venait me rassurer, preuve s’il en fallait qu’il était donc bien possible de réunir en un seul être La grâce La profondeur L’élégance La bienveillance Le désir Le plaisir La distance L’intelligence Le brio La classe L’apesanteur : le tout conjugué avec une si tendre légèreté.

Qui désormais osera appeler ses romans Au plaisir de Dieu Voyez comme on danse Je dirai malgré tout que cette vie fut belle et me parlera à sa manière de la Corse Qui me rappellera chaque instant que tout ce qui était dur et compliqué devait être fait avec de la légèreté. Qui dira comme lui, vous écoutant avec cette bienveillance non feinte, c’est épatant ! Qui en dehors de lui pourra dire sérieusement que la vie devient délicieuse à partir de 60 ans. Qui pourra s’enchanter et s’enchanter encore dans ses ouvrages du bonheur d’avoir vécu. Et moi je le croyais. C’était bien. De qui d’autre un René de Obaldia aurait-il pu dire sans frôler le ridicule que Dieu, dans sa bonté infinie, nous avait légué Jean, notre Jean national.

Il est des fâcheux qui déplorèrent que l’auteur d’Une autre histoire de la littérature française eût laissé une œuvre et une écriture trop faibles. 41 essais et romans ne font pas pour ceux-là une œuvre conséquente. Sans doute être à la fois légère et pensive et profonde et érudite et superbement écrite et limpide puisse encore interroger ces esprits chagrin qui ne pardonnèrent pas à Jean d’O son entrée dans la Pléiade de son vivant ! Pensez ! Tel un  Kundera, un Gide ou un Lévi-Strauss ! Et puis ce grand tort décidément que de ne point se cantonner au malheur et aux horreurs du monde. De ne parler du chagrin qu’avec vivacité, voire un zeste de gaieté. Bonjour tristesse. Voilà bien pourquoi il me rappelle Sagan. Qu’il était jadis de si mauvais ton de goûter. Ces indécents si pudiques. Qui vous décrivent des petites choses de peu. Ces hédonistes joyeux en somme. Ces croyants de l’autodérision. Qui chantent si bien le vertige des corps La griserie La légèreté et suggèrent à peine les bleus à l’âme. Qui parviennent à vous faire accroire qu’il peut se trouver une sorte de désinvolture gaie dans les chagrins. Une tristesse si douce. Etre joyeux et ne pas exhiber son spleen n’est-il pas la première élégance : La vie est un désastre et aussi et une fête il faut s’arranger de ces deux choses. Les hommes ne cessent jamais d’avoir peur. Des mécanismes obscurs nous rongent de l’intérieur. Etre heureux est la forme la plus subtile d’un désespoir qui n’ose pas dire son nom. 


Alors que François Heilbronn qui fut son ami décrit un défenseur d’Israël, un homme drôle qui à la fin d’un dîner dit à Bernard Cazeneuve : Je vous en veux Monsieur le Ministre …car avec des socialistes comme vous, je vais finir par devenir socialiste ! Mon ami Alain écrit que Jean d’O était le meilleur de la France. Le charme, le courage, la précision et l’élégance. L’amour de la langue et la jubilation de la rhétorique.

Aujourd’hui, un hommage national sera rendu aux Invalides à celui qui accueillit sous la coupole en 1981 Marguerite Yourcenar, première femme à intégrer l’institution, avant d’y célébrer en 2010 Simone Veil.

J’ai choisi de le lire demain. En gardant de lui telle un talisman qu’Une certaine légèreté demande plus d’efforts que la pesanteur, les leçons de morale, la gravité, l’ennui qui s’en dégage. Mais elle est liée aussi à une certaine grâce, au charme, au plaisir[2].

[1] Philippe-Emmanuel Toussaint.
[2] Entretien avec Pascale Frey – Janvier 1994.

Sarah Cattan

 

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1 Comment

  1. Avoir été en compagnie de Jean d’Ormesson à travers la Radio ou à travers la Télé, c’était toujours un moment agréable.
    J’espère vivement qu’il a donné envie, à ceux et celles qui l’appréciaient, de faire des efforts pour acquérir si possible ses qualités tant admirées, et avant tout la simplicité, la franchise, la gentillesse et l’élégance. Ce qui n’est pas facile.

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