Un vivant qui passe, une musique qui demeure

C’est une excellente idée que Gallimard a eue d’éditer, dans la modique collection Folio, la transcription de l’entretien entre Maurice Rossel,  délégué du Comité International de la Croix Rouge de 1942 à 1945 et le réalisateur Claude Lanzmann.

Claude Lanzmann
Claude Lanzmann

Réalisé en 1979 au cours du tournage de Shoah, Un vivant qui passe (Auschwitz 1943-Theresienstadt 1944) a d’abord été un film diffusé par Arte et rarement repris ailleurs. C’est désormais aussi un petit livre de 77 pages pour moins de 5€, facile à offrir, témoignage terrible et accablant d’une cécité générale.
Officier de l’armée suisse, Maurice Rossel  a 25 ans en 1942 quand il rejoint la Croix Rouge Internationale « pour échapper à l’armée », « faire autre chose que garder les frontières ». Il en sera le délégué, pendant tout le reste de la guerre, en poste à Berlin, capitale du IIIème Reich. Un poste éminemment stratégique pour un baptême du feu.
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Cordial, l’entretien n’en est pas moins terrible, même sur le papier. Il faut dire que Claude Lanzmann est un merveilleux intervieweur, un maître en la matière.
De la même manière que dans Shoah, il amène ici son interlocuteur, au début réservé et sans doute un peu inquiet, à se livrer corps et âme, à dire, tout, à lâcher la retenue coupable qui fut la sienne pendant 44 ans et qui le tenait encore. Lanzmann fait accoucher des mots, par bribes, par morceaux. Les reprend pour bien s’en assurer et les ressert alors à leur auteur, sans heurt mais sans ménagement. La vérité en pleine face ! L’effet est imparable. Tel Cyrano, « A la fin de l’envoi, je touche ! »
Conformément aux Conventions de Genève, la tâche de Maurice Rossel était, normalement, de visiter les camps de prisonniers de guerre. Et il insiste bien sur la différence entre ceux-ci et les camps d’internement civils, les camps de la mort : « dans les premiers, 90% des prisonniers sont revenus ; dans les seconds, 90% sont morts. »
Il fut pourtant autorisé à se rendre à Auschwitz dès 1943 puis à inspecter, avec le plein accord des autorités allemandes (et pour cause !), le « ghetto modèle » de Theresienstadt  en juin 1944, sans avoir jamais conscience de la mise en scène organisée par  les Nazis tout spécialement pour sa visite officielle.
Pourquoi et comment se laissa-t-il à ce point aveugler ? Pourquoi n’a-t-il pu, à aucun moment, « voir au-delà » de ce qu’on lui donnait à voir ? Telle est la question fondamentale posée dans ce court face-à-face par Claude Lanzmann.
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La Shoah dessinée par une enfant – extraits du “Journal d’Helga”

« Je savais qu’il y avait là un camp de concentration où l’on déportait en masse des Israélites et que ces Israélites mourraient » admet-il. D’Auschwitz, il garde le souvenir d’un jeune commandant SS qui le « reçut fort aimablement«, « un jeune homme très élégant, bien, aux yeux bleus, très distingué, très aimable » et  « des lignes de prisonniers, par groupe de 30 ou 40, maigres, des squelettes ambulants » qu’il aperçut par la fenêtre en prenant le café avec son hôte… « en pyjama rayé, il n’y avait que les yeux qui vivaient ».
Pourtant, de ces seuls yeux qui vivaient encore, le rapport de Maurice Rossel au CICR ne dira rien.
Sa visite à Theresienstadt le 23 juin 1944, est encore plus surréaliste. Il faut dire que la mise en scène que les Nazis lui ont réservée est des plus soignées. Le décor est planté. Maurice Roussel va y croire, ne rien voir de la tragédie qui se joue sous ses yeux.
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HELGA WEISSOVA, le premier jour de l’école, en 1936. Née en 1929 à Prague, rescapée des camps d’extermination .

A une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de Prague, la ville forteresse avait été choisie pour être le site de ce qu’Adolf Eichmann lui-même appelaient un « ghetto modèle ». Vidée de ses habitants tchèques, Theresienstadt accueillit de novembre 1941 à avril 1945, les Juifs du Grand Reich (Autriche, Allemagne, Protectorat de Bohème Moravie) dont le Grand Reich ne voulait plus pour sa révolution nationale : intégrés depuis toujours à la société allemande, ces populations se sentaient protégées par leurs statuts. Parmi eux, beaucoup d’anciens combattants décorés de la Première Guerre mondiale, des hauts fonctionnaires et hommes politiques de l’Allemagne pré-hitlérienne, de grands médecins, des avocats réputés, des artistes, des intellectuels, des représentants des associations juives d’autrefois, et tout ceux qui, trop âgés, n’avaient pas songé eux non plus à émigrer.
Les conditions réelles d’existence à Theresienstadt étaient en réalité tout aussi effroyables qu’ailleurs. Comme ailleurs, les Nazis trompaient et volaient ceux qu’ils se préparaient à tuer car ce « ghetto modèle » en apparence n’était qu’un lieu de transit, première et dernière étape d’un voyage vers une mort certaine, les camps d’Auschwitz, Belzec, Sobibor ou Treblinka.
Maurice Rossel  fit pour la Croix Rouge, le 23 juin 1944 à Theresienstadt une visite téléguidée, au mètre près, à la seconde près, dont il nous reste, fort heureusement, un rapport, encore un, accablant.
musique
Hasard du calendrier, le compositeur Hélios Azoulay donnera le mercredi 27 Novembre à la Mairie du IIIème arrondissement de Paris et à 20 heures, un nouveau concert (gratuit et libre) mettant à l’honneur les musiques composées et jouées dans les camps de concentration et précisément dans celui de Theresienstadt où fut internée Violette Jacquet-Silberstein, une des dernières survivantes de l’orchestre des femmes qui joua, ce 23 juin 1944, pour Maurice Rossel en visite. Avec la participation exceptionnelle d’Ivry Gitlis et de son violon magique, qu’on se le dise !
 
Brigitte Thévenot
Et dans tous les bons cinémas, Le Dernier des Injustes, dernier film de Claude Lanzmann sorti le 13 novembre.

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