Ilana Goor : Je n’aime pas parler de moi, mon art parle à ma place

Rendez-vous est pris un lundi d’hiver ensoleillé dans la maison-musée de Jaffa d’Ilana Goor. L’entretien doit durer une petite heure, il se prolongera jusqu’au déjeuner ! Rencontre avec une artiste de talent et de cœur.

Une démarche assurée, un look rock métal malgré ses 81 ans, Ilana nous accueille d’une ferme poignée de main. Elle rentre à peine de New-York où elle vit six mois par an.

Cette magnifique maison vue sur mer, elle en a fait l’acquisition il y a vingt ans alors qu’elle cherchait un pied-à-terre en Israël : investir dans l’immobilier était pour elle une jolie façon de soutenir son pays.

Née à Tibériade en 1936, Ilana cumule des origines russes et hongroises. Sa mère, décédée alors qu’elle n’avait que onze ans, est issue d’une famille renommée dans le monde médical et était elle-même médecin et manager d’hôpital. Du côté paternel, on évolue dans un monde de lettrés et d’artistes, son père étant lui-même un célèbre professeur d’hydraulique à l’Université américaine John Hopkins de Baltimore. Fin gourmet, il aime également passer du temps en cuisine et enrichir le répertoire gastronomique de la bonne qui élèvera en partie les enfants suite au décès de la Maman. Le père d’Ilana passa de nombreuses années aux Philippines, à Manille, en tant que responsable d’un projet de désalinisation des eaux. « Nous sommes tous des gypsies dans la famille », aime-t-elle à dire, comme  pour justifier cette enfance de baroudeurs. Ilana avait également un frère décédé récemment, médecin reconnu à l’international pour ses prouesses de chirurgie à cœur ouvert, et peintre à ses heures. Fascinant virus familial qui veut que la plupart cumule un métier et une activité artistique. Ilana n’y échappera pas et se lance dans l’art très jeune : souffrant de dyslexie, elle quitte l’école à dix-sept ans, restant ainsi à l’écart de toute formation académique. Elle développe dès le plus jeune âge ses techniques artistiques en expérimentant et en explorant différents matériaux de manière autodidacte. Elle fait une timide rentrée à l’école d’art de Bezalel en 1956 où elle ne restera pas plus d’une année, « plus souvent à l’extérieur qu’à l’intérieur des amphis », comme elle aime à le répéter. Elle se marie dans la foulée en 1957 à l’âge de vingt-et-un ans. Leonard Lowengrub est un hippie juif américain à l’âme voyageuse, ils partent aussitôt s’installer aux Etats-Unis mais le rêve américain est bien loin de l’image qu’Ilana s’en faisait.

Poser ses valises à New York

Ayant fréquemment voyagé en Europe, Ilana Goor découvre l’Amérique avec excitation et pourtant, elle sait ce qu’elle laisse derrière elle : en Terre Sainte, la jeune femme – qui a été élue Miss beauté de l’université de Jérusalem ! – est, avant son départ, un personnage public qui jouit de la notoriété de sa famille et d’une réelle reconnaissance personnelle. Alors quand elle s’installe dans le New Jersey, elle s’ennuie terriblement en comparaison de la vie qu’elle menait en Israël. Cette expérience est suivie par un bref séjour en appartement dans le Queens new-yorkais! Le constat est sans appel : cette ville n’est pas pour elle, en tout cas pas pour le moment. « J’ai réalisé qu’il fallait beaucoup d’argent pour vivre et profiter de New-York, j’ai donc décidé de m’installer à Los Angeles où la vie semblait plus facile. Il m’aura fallu vingt-huit ans pour pouvoir vivre comme il se doit dans Big Apple, j’entends par là, avoir une maison avec un jardin, un chauffeur pour circuler librement et profiter de tous les trésors de cette merveilleuse capitale culturelle ». L’artiste vit aujourd’hui à côté du Whitney Museum à l’angle de la 75èmerue et de la 3ème avenue.

Ilana a deux fils, Kenny qui s’est longtemps espéré artiste mais sagement reconverti dans les affaires, et Ashley qui s’épanouit dans le commerce de bijoux à Los Angeles. A New York, Kenny travaille dans les concessions de théâtres auxquels il propose des verres en 3D à l’effigie des spectacles du moment. Une idée sacrément fructueuse  quand on sait que la ville accueille chaque année plus de six millions de touristes !

Investir en Israël : Jaffa la belle

A la fin des années 70, sur les conseils de son cher ami, mentor et marchand d’art Horace Richter, Ilana, qui revient régulièrement sur sa terre natale avec ses enfants, décide d’acheter un appartement dans le vieux Jaffa. L’artiste affectionne tout particulièrement ce quartier emprunt d’histoire pour son âme et son caractère. De son actuelle maison qui est en réalité le plus grand monument juif de Jaffa, Ilana n’achète d’abord qu’un petit appartement avec une chambre, rien que pour la vue. Plus tard, et sans même visiter, Ilana acquerra le reste de ce qui constitue aujourd’hui sa maison-musée, un édifice resté plus de vingt ans à la vente, dans un état de délabrement avancé. Un bâtiment particulièrement emblématique puisque c’est ici que la première auberge accueillant les pèlerins juifs en Israël y a ouvert ses portes il y a bientôt trois siècles. Plus tard, au 19e siècle, plusieurs familles y ont vécu et le rez-de-chaussée fut transformé en fabrique de produits cosmétiques et de savons à l’huile d’olive. Fidèle à ses caractéristiques d’origine, le musée a été soigneusement restauré pour retrouver son éclat d’antan.

Depuis, l’artiste alterne entre les Etats-Unis, six mois dans cette demeure tel-avivienne et ses divers voyages au gré des invitations qu’elle reçoit à travers le monde.

L’âme chaleureuse et le cœur gros, investir et donner de son temps au pays étaient essentiels à l’artiste qui avoue être particulièrement fière d’avoir accompli son rêve malgré les difficultés habituellement rencontrées en Israël. « On vous dira que tout est mission impossible ici, mais en réalité les choses se sont passées pour moi comme je l’espérais. Ouvrir un musée était un défi de taille, mais j’ai eu la chance de savoir bien m’entourer d’une fabuleuse équipe sur laquelle je sais que je peux compter. »

Le musée a ouvert ses portes en septembre 1995. Artiste autodidacte et collectionneuse infatigable, elle a souhaité partager sa riche collection avec le public. Sa maison est ainsi devenue un musée présentant une collection israélienne et internationale d’œuvres d’art anciennes, ethniques et contemporaines : peintures, sculptures, photographies, objets anciens, dessins, installations, art tribal, vidéos, mobilier et art déco. On y découvre non seulement les œuvres de Goor, mais également plus de 600 pièces scénographiées de façon unique par l’hôtesse des lieux.

Les années passent et les projets se succèdent

Malgré les années, Ilana conserve cette curiosité qui ne l’a jamais quittée avec des projets toujours plus ambitieux. Pas d’agenda ni d’emploi du temps, l’artiste se lève et crée au gré de ses envies et des commandes qui se présentent spontanément à elle. Garder la santé et continuer de créer, voici désormais ce dont elle rêve secrètement. Ses œuvres sont exposées dans d’importantes collections à travers le pays ainsi qu’à l’étranger, et ses sculptures d’extérieur sont visibles partout en Israël : Never Again (1973) est exposé au musée de Yad Vashem, Woman in the Wind (1982) se trouve dans le parc Charles Clore à Tel Aviv, Eagle datant de 2002 orne la marina d’Herzliya Pituah et sa sculpture la plus récente à ce jour, Mother Ship, a été érigée sur la promenade de Tibériade en septembre 2009. Et comme l’artiste reste d’une vitalité créatrice infatigable, elle travaille actuellement sur un projet de taille pour la mairie de Kfar Saba – une statue de quatre mètres de haut – et vient d’achever un somptueux bureau pour Madame de Rothschild.

Consciente de sa valeur tout en conservant une certaine distance et humilité, Ilana reste accessible mais ose :

« Avez-vous déjà dans votre vie rencontré une femme comme moi ? Je sais que je suis unique : je collectionne et j’achète comme personne, mon secret c’est d’être née artiste. Le goût est quelque chose avec lequel on naît ou pas. Etre artiste, c’est la même chose : on peut apprendre l’art et la matière mais une chose est sûre, on ne peut pas apprendre à créer ! »

Artiste pluridisciplinaire, les créations d’Ilana Goor s’étendent de la sculpture au mobilier, des luminaires aux  bijoux en passant par le design et la mode. Elle aime associer les matières, jouer sur les contrastes avec du fer, du bronze, du bois, du cuir, des tissus, mais aussi du plexiglas ou du verre. Elle crée également des bijoux où se marient l’or, l’argent et le cuir.

A la frontière entre l’art et le design, sa carrière a démarré alors qu’elle était âgée d’une vingtaine d’années aux Etats-Unis et connut un bond lorsqu’elle remporta le prestigieux « Roscoe Design Award » en 1986. Sa première création qui a contribué à sa renommée était une boucle de ceinture fabriquée pour son mari Lenny. Bloomingdale, le célèbre magasin new-yorkais, lui a alors demandé de concevoir une nouvelle collection de boucles et de ceintures. Ilana s’est alors lancée dans la mode avec sa propre ligne de ceintures et de vêtements, vendus pour de prestigieuses enseignes américaines (Neiman Marcus, Bloomingdale etc). Créatrice de mode pendant quatre ans, elle développera parallèlement une gamme de meubles distribués dans plus d’une dizaine de boutiques aux Etats-Unis. Mais cela ne durera pas, sa vraie passion restant l’art à l’état pur. « Je n’ai pas persévéré, car j’ai la chance de pouvoir faire et vivre de ce que j’aime uniquement », conclut-elle.

Une âme de mécène

Ilana a deux autres passions, les chiens – elle en a eu vingt et un au cours de sa vie ! – et dénicher des nouveaux talents. Julia Segal, sculpteur russe, est arrivée en Terre Sainte en 1996. Vivant dans des conditions d’extrême pauvreté, elle a eu la chance de croiser son chemin. Ilana la découvre et lui propose d’organiser une exposition-vente dans son musée : le succès est immédiat. Julia Segal, qui aura dû attendre ses soixante-seize ans pour être enfin reconnue, voit sa vie basculer en un jour. L’intégralité de sa production est vendue en un clin d’œil, sa cote de popularité grimpe en Israël et elle peut désormais décemment vivre de son art. « C’est très excitant pour moi de découvrir des personnalités comme Julia, cela n’arrive que très rarement dans une vie. J’ai rencontré beaucoup de gens qui savent peindre ou sculpter, mais elle, c’est autre chose : elle est innovante et elle a cet immense talent de savoir donner des émotions à une matière morte. Julia restera pour moi ma plus grande trouvaille en Israël. Une grande, très grande âme de sculptrice ».

Une artiste, un message

Ilana est non seulement une icône pleine de charisme, c’est également une personne d’esprit qui, malgré les facilités et les jolis cadeaux qu’elle a reçus de la vie, a conservé son sens du travail, de l’effort et une immense curiosité envers autrui. Elle incarne et insiste sur des valeurs fortes de passion et veille à transmettre un message qui lui est cher : quiconque rêve de bonheur – un Graal  difficile à atteindre – se doit de vivre de sa passion ou de ses envies. « On a chacun un talent ou quelque chose qui nous fait vibrer ; dans mon cas, si je n’avais pas eu ce don d’artiste, je sais que j’aurais pu vivre d’une activité liée aux chiens. J’aurais construit pour eux un hôtel ou des centres d’accueil. Définissez ce que vous aimez et lancez-vous ! Et même si vous ne faites pas fortune, vous aurez une vie riche et heureuse. La clé du bonheur, c’est d’avoir un horizon à atteindre. Chacun le sien, il suffit de l’identifier et de remplir sa vie pour en faire sa propre œuvre d’art ».

C’est sur ces belles paroles et le sourire franc qu’elle conclut tout naturellement : « Je n’ai aucun regret, si je devais revivre ma vie, je n’y changerais pas la moindre virgule, pour rien au monde ».

Raphaëlle CHOEL

Source lepetitjournal

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