Nonna Mayer : Combattre l’antisémitisme exige de cibler différemment actes et opinions

Des agressions physiques successives ainsi que le récent déchaînement verbal visant Anne Sinclair sur les réseaux sociaux montrent la persistance de l’antisémitisme en France. Comment le mesurer ? Comment le combattre ?

Y a-t-il, en France, un déni d’antisémitisme ?

Je ne le crois pas. La qualification du meurtre de Sarah Halimi en crime antisémite suscite des débats, tout comme l’enquête sur le jeune garçon portant une kippa qui a déclaré avoir été agressé à Sarcelles. Laissons la justice trancher sereinement. Pour autant, du côté des pouvoirs publics, la lutte contre l’antisémitisme et le racisme a été promue grande cause nationale en 2015 et l’arsenal répressif n’a jamais été aussi développé. Cette détermination trouve un écho dans l’opinion publique : d’après les dernières vagues du sondage annuel pour la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), le sentiment « qu’une lutte vigoureuse contre l’antisémitisme est nécessaire » rassemble près de deux personnes interrogées sur trois, preuve que le problème n’est pas nié.

La perception de l’antisémitisme par les Juifs français est-elle disproportionnée ? 

La peur ne se raisonne pas. Il suffit d’un crime pour avoir peur de sortir le soir, d’un accident d’avion pour trembler avant d’embarquer, quoique nous disent les statistiques. Or on observe, depuis 2000 et le début de la seconde Intifada, une multiplication des actes prenant pour cible des Juifs. Ces violences, incivilités ordinaires, crimes crapuleux ou attentats terroristes, génèrent un sentiment d’insécurité croissant. L’étude, conduite en septembre 2015 par l’Institut français d’opinion publique (IFOP) auprès d’un échantillon de 724 personnes se déclarant de confession ou d’origine (au moins un parent) juive, le montre. 63 % des sondés jugent qu’il y a « beaucoup de racisme anti-juif » en France. 43 % des sondés affirment avoir déjà été « agressés parce que juifs » ; 51 % avoir fait « l’objet de menaces parce que juifs » ; 63 % avoir été « insultés parce que juifs ». Cette perception est particulièrement élevée chez les plus pratiquants, qui sont des cibles particulièrement repérables en signes extérieurs de leur appartenance religieuse.

Pourtant, en France, la commaunauté juive est celle qui a la meilleure image. Et l’adhésion aux stéréotypes antisémites, mesurée par le sondage annuel de la CNCDH, recule année après année.

Depuis 2000, les chiffres montrent une augmentation des actes antisémites. Concurremment, l’opinion à l’égard des Juifs a évolué de manière positive. Comment expliquer ce paradoxe ?

Les passages à l’acte sont le fait d’une minorité transgressive, plutôt des hommes, jeunes, souvent petits délinquants. Ils entraînent des effets de contagion et d’imitation, puis la vague retombe. Les pics de violence antisémite correspondent aux opérations militaires israéliennes dans les territoires (« Rempart », « Plomb durci », « Bordure protectrice ») ou encore à la mort en direct du petit Mohammed al-Durah. Ces actes anti-juifs choquent et suscitent en retour de la compassion pour les Juifs et la condamnation des agresseurs, comme le montrent les sondages CNCDH de cette époque. Dans le détail, depuis 2000, la minorité juive apparaît comme la mieux acceptée, la mieux intégrée, avec l’image majoritaire de « Français comme les autres », qui « ne forment pas un groupe à part » dans la société, dont la religion suscite peu de connotations négatives. Mais périodiquement resurgit, en fonction du contexte, le sentiment qu’ils sont favorisés, qu’il y a deux poids deux mesures, qu’ils ont « trop de pouvoir ». On a ainsi mesuré un premier pic d’opinion antisémite lors du débat autour de la réparation pour les spoliations subies pendant la Seconde Guerre mondiale, suivi d’un second lors de l’interdiction des spectacles de Dieudonné.

Dans le débat public, certaines voix s’élèvent pour dénoncer un antisémitisme structurel et culturel dans nos banlieues…

Ces interventions renvoient sans doute à la « nouvelle judéophobie », pointée par Pierre-André Taguieff (Fayard, 2002). Selon ce dernier, l’antisionisme et l’islamisme séduiraient les jeunes de banlieue issus de l’immigration, qui s’identifieraient à la cause palestinienne. De fait, quand le nombre d’actes antisémites connaît une montée spectaculaire en France, après le déclenchement de la Seconde Intifada, la CNCDH note que le profil de leurs auteurs évolue. Avant, les auteurs appartenaient aux mouvances d’extrême droite. Désormais, ces actes émanent de petits délinquants et de jeunes sans travail, souvent connus des services de police. Toutefois, il faut bien rappeler que cela concerne une minorité de jeunes, et les causes sont au moins autant sociales que culturelles ou religieuses.

La haine des Juifs doit-elle être distinguée des autres formes de racisme ?  

Plutôt que de « haine » des Juifs, parlons de préjugés qui ne s’accompagnent pas nécessairement de haine. C’est de « l’ethnocentrisme », attitude valorisant son groupe d’appartenance et dévalorisant les « autres ». En ce sens, il y a une cohérence globale des préjugés dans la société. En clair, ceux qui n’aiment pas les juifs auront tendance à ne pas aimer non plus les musulmans, les noirs, les asiatiques, les immigrés, les étrangers, etc. D’ailleurs, même des personnes victimes de racisme peuvent avoir leurs boucs émissaires. Ces attitudes vont plus largement de pair avec un rejet des personnes vues comme hors normes (minorités sexuelles, femmes émancipées, handicapés, SDF), au nom d’une vision autoritaire-inégalitaire de la société. Cela étant, chaque type de préjugé a son histoire, sa singularité. Et parce qu’il y a eu la Shoah, l’expression ouverte d’opinions antisémites reste taboue, sauf à se lâcher anonymement sur les réseaux sociaux.

Quelles sont les sources de l’antisémitisme contemporain ?

Il a une longue histoire, plus de 2000 ans, qui voit se sédimenter les préjugés par couches successives : antijudaïsme chrétien contre « le peuple déicide », jusqu’au concile Vatican II, fantasme du pouvoir occulte des Juifs véhiculé par le célèbre faux des Protocoles des Sages de Sion (Taguieff, Fayard, 2004), antisémitisme économique assimilant les Juifs à l’argent et au grand capital qualifié par Isaac Babel de « socialisme des imbéciles », antisémitisme nazi au nom de la supériorité de la race aryenne. Après la Seconde Guerre mondiale, ce seront les thèses négationnistes, niant la Shoah ou accusant les Juifs de l’instrumentaliser à leur profit. Avec la création de l’État d’Israël en 1948, l’accusation de « double allégeance » remplace celle du Juif « apatride ». Et à partir de 1967, c’est l’amalgame Juifs = sionistes = oppresseurs des Palestiniens qui se diffuse, avec le thème des victimes devenues bourreaux. Ainsi, pour les passages à l’acte, le conflit israélo-palestinien sert de déclencheur. Pour l’opinion, l’antisémitisme reste structuré par les vieux stéréotypes associant les Juifs au pouvoir et à l’argent.

Quels outils sont mobilisés pour mesurer l’antisémitisme ?

Le sondage annuel sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie effectué depuis 1990 pour la CNCDH est un instrument irremplaçable pour saisir l’évolution des préjugés. Le baromètre de l’Idpi permet de suivre les discours de haine sur Twitter. Il y a enfin les statistiques du ministère de l’Intérieur. Sur la base des signalements de la police, de la gendarmerie et de ses relais locaux, croisés avec ceux transmis par le Service de protection de la communauté juive et le Conseil français du culte musulman, le Service central du renseignement territorial retrace les grandes tendances des actes (atteintes aux personnes et aux biens) et des menaces (propos, gestes injurieux, inscriptions) réparties en trois catégories de mobiles : antisémite, antimusulman et autre racisme.

Selon vous, comment lutter contre l’antisémitisme ?

Comme pour tous les préjugés, il faut le déconstruire. Faire rire. Agir sur les facteurs qui y prédisposent, dès l’école primaire. Éduquer, faire voyager, ouvrir sur le monde, faire découvrir d’autres cultures et d’autres milieux, tout cela relativise les différences. Il faut aussi apprendre l’esprit critique, qui écarte les fake news et les idées reçues. Sensibiliser les enseignants, les syndicats, les entreprises, les administrations. Faciliter la parole des victimes, les dépôts de plaintes notamment. Et inscrire la lutte contre l’antisémitisme dans la lutte solidaire contre toutes les formes de racisme, sans exception.

Nonna Mayer est Directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po.

Propos recueillis par Pierre Natnaël Bussière

Source nouveau-magazine-litteraire

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