Entre folie et antisémitisme, comment qualifier le meurtre de Sarah Halimi ?

Sarah Halimi portait une simple robe de chambre écrue et une chemise de nuit blanche à motifs bleus quand elle a été rouée de coups et défenestrée, dans la nuit du 3 au 4 avril.

Retrouvée morte au bas de son immeuble à Paris, dans le 11e arrondissement, la retraitée âgée de 65 ans, plus connue sous le nom de Sarah Halimi, était de confession juive. Son meurtrier présumé, Kobili T., est un Français de 27 ans, d’origine malienne et de culture musulmane.

Interné en hôpital psychiatrique après son interpellation, Kobili T. a été mis en examen le 10 juillet pour “homicide volontaire” sur Sarah Halimi et “séquestration” de plusieurs membres de la famille D., dont l’appartement est mitoyen de celui de la victime.

Dans cette affaire survenue en pleine élection présidentielle, la circonstance aggravante d’antisémitisme n’a, pour l’instant, pas été retenue par la justice. Un “déni” dénoncé par les avocats des parties civiles, la communauté juive et plusieurs intellectuels et artistes. Au gré des semaines, le fait divers s’est mué en affaire d’Etat, jusqu’à l’intervention du président de la République qui a, le 16 juillet, demandé aux juges de “faire toute la clarté” sur ce meurtre.

Tuer “à raison de” ?

Qu’est-ce qui caractérise un crime antisémite, et plus largement raciste, aux yeux de la loi ? Il faut qu’il soit commis “à raison de l’appartenance” de la victime à la religion juive ou de sa non-appartenance à une autre religion. Cette circonstance aggravante, prévue par l’article 132-76 du Code pénal, fait passer la peine encourue pour un homicide volontaire de trente ans de réclusion à la perpétuité.

Dans ce qui est devenu “l’affaire Sarah Halimi”, les magistrats ont donc estimé qu’à ce stade de l’enquête, ils ne disposaient pas d’éléments suffisants pour caractériser l’intention de Kobili T. de s’en prendre à cette femme parce qu’elle était juive ou non-musulmane.

Lui-même nie cette dimension antisémite ou religieuse dans son passage à l’acte. Lorsqu’il est entendu par la juge d’instruction venue l’entendre à l’hôpital psychiatrique, Kobili T. assure n’avoir “jamais eu de problème avec des juifs auparavant” et affirme que “ça aurait pu tomber sur n’importe qui”.

“Que Satan soit béni”

Dans le compte-rendu de cet interrogatoire, que franceinfo s’est procuré, Kobili T. raconte que, dans la nuit du 3 au 4 avril, il se sent “mal” et “stressé”. Il se rend alors chez des connaissances, la famille D., au 26 de la rue de Vaucouleurs, dans l’immeuble voisin du sien. En arrivant, menaçant, il confisque leurs clés à ses hôtes, qui s’enferment dans une chambre, apeurés. Kobili T. se met alors à crier “Que Satan soit béni” en arabe et à réciter des sourates du Coran.

Pourquoi Kobili T. a-t-il ensuite enjambé le balcon pour passer dans l’appartement d’à côté, où vivait Sarah Halimi ? C’est l’une des questions-clés de l’enquête. L’intéressé répond : “Je ne sais pas pourquoi, je ne me sentais pas en sécurité chez les D.” Devant la juge d’instruction, il n’explique pas non plus pourquoi il s’est mis à frapper cette femme, qu’il a surprise dans son sommeil. Le motif semble dérisoire : “Je lui ai dit ‘Appelez la police, on va se faire agresser’. [Elle a pris le téléphone], “elle a dit que c’était au n°30 de la rue […] j’ai dit ‘non, au 32’ et elle disait ‘non, au 30’. Du coup, je crois que je l’ai tapée avec le téléphone.”

S’ensuit une scène d’une extrême violence. Kobili T. massacre la sexagénaire à coups de poing, scandant des “Allahu akbar” et “j’ai tué le sheitan” (“le diable”, en arabe), selon les témoignages des voisins recueillis par les enquêteurs. L’un d’entre eux décrit aux policiers : “C’était comme s’il était pris d’une forme de démence.”

“Troubles mentaux manifestes”

Lorsque les policiers l’interpellent, il est dans un état rapidement jugé incompatible avec la garde à vue. La psychiatre qui l’examine observe “des troubles mentaux manifestes” et ordonne son hospitalisation. Kobili T., sans emploi et connu pour son casier judiciaire chargé en matière de droit commun (trafics de stupéfiants, vols avec violence…), n’avait pas d’antécédents psychiatriques connus. Est-ce “la dizaine ou la quinzaine de joints” qu’il affirme avoir fumés ce jour-là qui ont favorisé ce passage à l’acte ?

La justice semble en tout cas privilégier, à ce stade, la dimension délirante et potentiellement paranoïaque du meurtre, et non la préméditation d’un crime commis au nom de l’antisémitisme ou d’une radicalisation islamiste. Aucune trace d’allégeance à un groupe jihadiste n’a été retrouvée chez lui. Aucune insulte liée à la judéité de la victime n’a été entendue au moment du meurtre. “Peut-être était-elle juste au mauvais endroit au mauvais moment”, suggère l’une de ses sœurs devant les enquêteurs.

Une thèse à laquelle ne souscrivent pas les avocats des parties civiles, ni les représentants de la communauté juive : “Pour l’instant, tout est considéré comme si on était dans un fait divers avec un assassin passé ‘par hasard'”, déplore Joël Mergui, le président du Consistoire central israélite de France, lors d’une conférence de presse, mardi 18 juillet à Paris. Au contraire, “tout démontre, dans ce dossier, la préméditation. L’individu a ciblé sa victime”, complète Jean-Alex Buchinger, avocat de la famille, qui compte “solliciter le procureur pour obtenir un réquisitoire supplétif” afin de compléter les chefs d’accusation. 

Une “Torah” dans l’appartement

De nombreux éléments du dossier demeurent troublants. Premièrement, Kobili T. connaissait sa victime, sa voisine “depuis plus de dix ans”. Il habitait le 2e étage du 30, rue de Vaucouleurs et Sarah Halimi, le 3e étage de la même adresse. Kobili T. savait qu’elle était juive puisqu’elle avait l’habitude de porter des signes distinctifs de sa religion pour se rendre à la synagogue. C’est d’ailleurs en voyant “une Torah” dans l’appartement que Kobili T. a compris chez qui il avait “atterri”la nuit du crime, selon ses déclarations.

Selon Jean-Alex Buchinger, “madame Halimi avait eu à souffrir d’actes antisémites de la part de cette famille [celle de Kobili T.]. Elle ne s’en est jamais vraiment plainte”. Dans le dossier, cet élément se résume pour l’instant à la déclaration d’une connaissance de cette ancienne directrice de crèche, qui rapporte elle-même les propos du gendre de Sarah Halimi : “J’ai entendu, à la suite de ce qui s’est passé, qu’elle et sa famille avaient été agressées verbalement et physiquement par l’intéressé et sa sœur.” Une accusation démentie par Kobili T. et sa sœur.

Autre élément pointé par les parties civiles : les accointances supposées de Kobili T. avec l’islamisme radical. Selon l’entourage de Kobili T., ce dernier a adopté, au cours des heures précédant le drame, un comportement “bizarre”. Au petit déjeuner, le matin du crime, il prononce “Subhan Allah” (une formule pour saluer la grandeur de Dieu) de manière soudaine puis congédie l’auxiliaire médicale qui s’occupe de sa sœur handicapée, parce qu’elle n’est “pas musulmane”. L’après-midi précédant les faits, Kobili T. se rend à la mosquée Omar Ibn Al-Khattab (Paris, 11e), connue pour les prêches radicaux de son ancien imam, Mohamed Hammami. De quoi étayer, selon les parties civiles, la piste d’une radicalisation éclair.

“L’histoire du pétage de plombs, ce n’est pas réaliste”, estime David-Olivier Kaminski, avocat de l’un des enfants de la victime, contacté par franceinfo. Même conviction chez Jean-Alex Buchinger : “Ce qui me fait contester l’idée d’une démence totale au moment des faits, c’est qu’après avoir torturé la malheureuse Sarah Halimi, l’avoir traînée aux abords de la fenêtre, il a eu la présence d’esprit de simuler son suicide, en disant aux gens qui se trouvaient en bas […] ‘Attention, il y a une femme qui va se jeter par la fenêtre’.” Selon la partie civile, la “cohérence” des propos tenus par Kobili T. lors de son interrogatoire achève de mettre à mal la thèse de la folie.

“On peut être antisémite et fou”

Dans cette affaire, la dimension potentiellement antisémite du crime et la maladie mentale présumée de l’auteur semblent s’exclure. Elles ne sont pourtant pas incompatibles. “L’abolition du discernement n’exclut en aucun cas l’antisémitisme. On peut être antisémite et fou”, observe l’avocat de Kobili T., Thomas Bidnic, joint par franceinfo.

Les annales judiciaires comptent plusieurs affaires où antisémitisme et troubles mentaux coexistent. En octobre 2015, à Marseille (Bouches-du-Rhône), un déséquilibré avait agressé deux fidèles et un rabbin près d’une synagogue, avant d’être interné en psychiatrie. En août 2016, un homme a été arrêté à Strasbourg (Bas-Rhin) après avoir blessé au couteau un sexagénaire portant la kippa. Il avait commis une agression similaire en 2010. Le parquet de Strasbourg l’avait à l’époque décrit comme un homme souffrant de troubles psychiatriques, “qui pense qu’il fait l’objet d’un complot des juifs” auxquels il attribue “tous les malheurs qui ont pu lui arriver dans la vie”.

“La foudre frappe sur ce qui est pointu. Ce qui va attirer la foudre du délirant, c’est ce qui est saillant dans l’identité de l’autre”, analyse auprès de franceinfo l’expert-psychiatre Pierre Lamothe, évoquant les éléments “pré-culturels” du délire. Lui-même a été amené à expertiser un homme, Adel Amastaibou, accusé d’avoir tué son ami d’enfance juif, Sébastien Sellam, en 2003 à Paris. Sous l’emprise du cannabis au moment de son interpellation, il s’était réjoui d’avoir tué “un putain de juif” qui l’avait “ensorcelé”. Pour autant, il a été définitivement jugé pénalement irresponsable en 2010 et le caractère antisémite n’a pas été retenu.

“L’antisémitisme peut être le vecteur d’expression de la folie meurtrière de la personne à un instant T”, explique à franceinfo Ambroise Colombani, avocat, à l’époque, d’Adel Amastaibou.

Dans le cas de Kobili T., le juge peut toujours ajouter, en cours d’instruction, la circonstance aggravante liée à la religion de la victime. Et quand bien même l’auteur serait finalement jugé irresponsable, le caractère antisémite de l’agression mortelle, s’il fait partie des chefs de mise en examen, ne sera pas gommé pour autant.

Un tabou au sein de la justice ?

Il n’empêche, certains s’interrogent : la justice a-t-elle tendance à psychiatriser les affaires à caractère antisémite ?

“Que la question [de l’antisémitisme] ne soit pas posée dans le cadre de l’instruction est un véritable problème quand on connaît la réalité du déroulé de ce qui s’est passé”, s’alarme Joël Mergui, président du Consistoire central israélite de France. “Aujourd’hui, la haine du juif par une certaine frange de la population arabo-musulmane est une réalité”, estime de son côté Me David-Olivier Kaminski, qui dénonce une “chape de plomb” sur ce dossier.

Faut-il y voir un tabou, un déni ou une volonté d’apaiser du côté des magistrats ? “On observe une extraordinaire difficulté de la justice à évoquer l’antisémitisme”, estime une source proche du dossier auprès de franceinfo. “Même dans l’affaire Ilan Halimi, la victime juive du ‘gang des barbares’, où l’antisémitisme primaire du principal auteur, Youssouf Fofana, ne faisait pas de doute, la police et la justice ont tardé à prendre en compte ce mobile. La question entre crime crapuleux et antisémite a continué de faire débat au procès.” Comme si ces deux chefs d’accusation s’excluaient dans l’enceinte du prétoire, au mépris d’une réalité nécessairement complexe.

“Il est un peu tôt pour faire un procès à la justice” dans l’affaire Sarah Halimi, tranche Serge Portelli, président de chambre à la cour d’appel de Versailles. Le magistrat se refuse à considérer, auprès de franceinfo, “que la justice récente ait un quelconque problème avec l’antisémitisme, en tout cas depuis 1945”.

“Une nouvelle conception de la loi”

“Ce dont témoigne cette affaire, c’est de la tension actuelle entre un droit pénal classique et une nouvelle conception de la loi, beaucoup plus centrée sur la victime”, analyse pour franceinfo Antoine Garapon, magistrat et auteur de Bien juger : essai sur le rituel judiciaire (éd. Odile Jacob, 1997). De plus, “nous sommes dans une période où la justice est considérée aussi comme une instance de reconnaissance collective”, poursuit-il.

Sauf que “le propre des magistrats professionnels, c’est de protéger les atteintes à la loi selon le modèle classique”, détaille Antoine Garapon. “Si quelqu’un n’a pas sa raison” ou si on le soupçonne d’avoir agi “en plein délire mystique paranoïaque”, les juges “vont se limiter à la partie la plus objectivable des faits” au cours de la procédure. “Maintenant, on comprend très bien que ce qui sera apaisant pour la victime [et ses proches], ce sera de donner une qualification qui réponde à leur perception du crime”, analyse le magistrat.

Dans l’affaire Sarah Halimi, l’expertise psychiatrique, confiée au docteur Daniel Zagury, qui s’était prononcé pour l’abolition du discernement dans l’affaire Sellam-Amastaibou, sera déterminante. Elle est attendue pour la fin août. Mais elle sera sans aucun doute suivie, dans ce dossier hautement sensible, par des contre-expertises. En attendant, le parquet de Paris indique à franceinfo que des expertises techniques, notamment sur le téléphone et la tablette de Kobili T., sont en cours et que les auditions se poursuivent pour faire toute la lumière sur cette affaire, avec “sérénité”.

Source francetvinfo

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1 Comment

  1. Un article détaillé sur la jurisprudence qui confirme sans le vouloir qu’il existerait une folie avec appendice d’antisémitisme….??????
    ” Je suis antisémite donc je suis fou”!
    C’est la définition de la “botte en touche”, “de l’esprit munichois”, “de la politique de l’autruche”, de la France franchouillarde et son antisémitisme aussi précieux que son saucisson.

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